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Gérard Araud : diplomate de choc

Adepte de realpolitik et fin connaisseur de l’histoire mondiale, admirateur de Kissinger et fan de Twitter, l’ancien ambassadeur de France à Washington voit les Etats-Unis comme un ami et un concurrent.
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© Greg Kahn

« Le citoyen vertueux refuse tout compromis avec le président russe, qu’il associe au diable. Le diplomate, lui, sait qu’il n’a pas d’autres choix, qu’il faudra faire des concessions à Vladimir Poutine. » Concessions ! Ce mot sulfureux, signé par Gérard Araud, ancien ambassadeur de France aux Etats-Unis, dans un éditorial pour Le Point le 5 février 2022, a fait bondir. Au nom de la morale, les défenseurs intransigeants de l’Ukraine ont stigmatisé ce qu’ils interprètent comme du cynisme, camouflé derrière le principe de réalité.

Mais lorsque nous évoquons avec lui le conflit armé entre l’Ukraine et la Russie, qui se joue depuis plus d’un an aux frontières de l’Europe, Gérard Araud rappelle aussitôt sa grille de lecture du monde. Celui qui a passé 37 ans au service du Quai d’Orsay – dont cinq à Washington entre 2014 et 2019 – distingue soigneusement le diplomate du citoyen, forcément du côté de la morale et qui « confond les champs du souhaitable et du possible ». Loin de la position de l’Etat, qui recherche logiquement, et en priorité, à travers sa politique étrangère, la défense des intérêts d’un pays – une forme de coexistence, quitte parfois à « accepter le détestable pour éviter l’insupportable ». Entre les deux, la tâche du diplomate est plus humble. Il agit « non pour sauver le monde, mais pour éviter le pire », en composant avec les forces éternelles que sont la peur, l’intérêt et l’honneur, « ce halo indéfinissable qui entoure une politique étrangère et en fait plus que la défense d’intérêts purement matériels ».

A l’égard de l’Ukraine, victime « d’une agression insupportable frappant sans distinction civils et militaires », Gérard Araud pense qu’il faut « éviter une escalade incontrôlable construite sur un scénario inexplicable » et débouchant sur un massacre sans fin. Il faut donc « pratiquer non la sympathie, mais l’empathie ». Ce qui signifie essayer de comprendre de l’intérieur ce que peut ressentir, vouloir et donc faire l’adversaire. En d’autres termes, se rappeler que pour la majorité des Russes, l’Ukraine fait partie de la Russie depuis 1667. Et qu’avec Poutine, qui considère l’abaissement consécutif à l’éclatement de l’U.R.S.S. comme « la pire catastrophe géopolitique de l’histoire », la Russie ne se résignera pas à « un abaissement qui l’a reporté sur la carte de plusieurs siècles en arrière ». Conclusion : comme il est vraisemblable qu’un rapport de force en faveur du « bon » soit difficile à imposer au « méchant », il faut négocier « avec des interlocuteurs qui ne partagent ni nos intérêts, ni nos valeurs. Non pas pour servir une fin morale transcendante, mais pour atteindre des compromis, partiels, temporaires et insatisfaisants. » De là ce mot honni de « concession ».

Des sciences dures aux sciences politiques

Réalisme contre morale, éthique de la responsabilité contre éthique de la conviction, ce débat n’est pas près d’être clos dans notre monde déchiré par les passions. Confrontée à ce conflit éternel, l’équation personnelle de Gérard Araud est un paradoxe. Rien, ni dans ses origines sociales ni dans sa formation initiale, ne l’y destinait. Né en 1953 dans une famille de la petite bourgeoisie marseillaise, le jeune homme ne rêve que d’histoire. « Mais j’appartiens à une génération où on obéissait encore à son père », explique-t-il. « Il me voyait faisant carrière dans les sciences dures. J’ai donc fait des maths et intégré l’Ecole polytechnique. » Pourtant, refusant ce « destin d’ingénieur ou de chercheur » que lui promet la prestigieuse institution, il bifurque vers les sciences politiques puis l’Ecole nationale d’administration, autre filière d’élite.

Il en sortira diplomate. Et deviendra un éminent spécialiste du Moyen-Orient – il est ambassadeur en Israël en 2003-2006, puis négociateur du dossier nucléaire avec l’Iran – et des Etats-Unis, où il vit depuis une quinzaine d’années. Il est tour à tour représentant permanent de la France au Conseil de sécurité et chef de la mission permanente de la France auprès des Nations unies à New York (on se rappelle ses philippiques contre Bachar al-Assad bombardant sa population à l’arme chimique), puis ambassadeur de France. Admirateur d’Henry Kissinger, l’architecte américain de la fin de la guerre au Vietnam, de l’ouverture vers la Chine et de la détente avec Moscou, il le rencontrera à plusieurs reprises et lui consacrera un livre, Le diplomate du siècle.

A Washington, son verbe haut et ses propos incisifs lui taillent une réputation de forte personnalité. Ce n’est pas toujours facile de défendre les intérêts du coq gaulois, qui divergent souvent de ceux de son allié historique. Comme le raconte Gérard Araud dans son livre Histoires diplomatiques, de l’expédition de Suez pour le maintien de la souveraineté franco-britannique sur le canal en 1956, critiquée par le président Dwight Eisenhower, à l’invasion de l’Irak en 2003, contre laquelle la France a fait valoir sa différence de façon retentissante, les relations entre la France et les Etats-Unis ne sont pas un long fleuve tranquille. Loin de là.

Le tweet qui dérange

S’il milite avec passion pour un retour de la France dans le commandement intégré de l’Otan, ce fan des réseaux sociaux – il aiguise ses couteaux sur Twitter – encaisse mal la victoire de Donald Trump. Le 9 novembre 2016, oubliant son devoir de réserve, l’ambassadeur dégaine plus vite que son ombre avec un tweet qui manque de mettre fin à sa carrière : « Après Brexit et cette élection, tout est désormais possible. Un monde s’effondre devant nos yeux. Un vertige. » A Paris, le Front national, très trumpiste, exige son départ. Le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Jean-Marc Ayrault, refuse de céder au parti d’extrême-droite. Gérard Araud conserve son poste. Il en profitera pour affiner sa réflexion sur le couple franco-américain, placée sous le signe du « je t’aime, moi non plus ».

Dans Histoires diplomatiques, il développe aussi sa thèse : depuis 1945, les Européens sont sortis d’une histoire dont ils ont pu s’abstraire grâce aux Etats-Unis. Pendant plus de soixante-dix ans, ils ont bénéficié des dividendes d’une paix garantie par l’Amérique. Le conflit ukrainien à ses portes les « oblige brutalement à vivre une tragédie, non un drame bourgeois ». Et ils découvrent du même coup un nouvel ordre mondial dont le rapport de force se fait aux dépens des Occidentaux. Le « moment occidental » est-il derrière nous ? Face au défi chinois, qui menace sa sécurité et sa supériorité, l’Amérique regarde vers l’Asie et « quitte l’Europe sur la pointe des pieds », même si la guerre en Ukraine l’oblige en ce moment à y revenir. Dans la quête de ce nouvel équilibre, où les Etats-Unis refusent de jouer le gendarme, quelle peut être la place de la France et de l’Europe ? Réponse de Gérard Araud : « Nous sommes des amis, mais de plus en plus des concurrents. » C’est d’ailleurs la philosophie de la loi de 2022 sur la réduction de l’inflation : les 369 milliards de dollars qu’elle réserve aux entreprises américaines luttant contre les émissions de carbone sont perçus par les entreprises européennes comme autant de subventions à leur détriment.

Make America great again ? Au fond, chaque pays a la même obsession. Ce qui n’interdit pas des intérêts communs. A 70 ans, Gérard Araud, qui partage désormais son temps entre plusieurs think tanks et cabinets de conseil, cite les changements climatiques, la gestion d’Internet, l’intelligence artificielle et l’avenir des océans et des fonds marins : autant de dossiers pressants qui requièrent une approche partagée. Son meilleur souvenir d’Amérique ? Les innombrables gerbes de fleurs déposées aux portes de l’ambassade de France à Washington au lendemain de l’incendie de Notre-Dame, en avril 2019. « Ce peuple est profondément gentil. »


Histoires diplomatiques : Leçons d’hier pour le monde d’aujourd’hui de Gérard Araud, Grasset, 2022.

Nous étions seuls : Une histoire diplomatique de la France (1919-1939) de Gérard Araud, Tallandier, 2023.


Article publié dans le numéro d’avril 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.