Né à Bordeaux d’un père russe dont il a hérité sa corpulence à la Falstaff, Sacha Lichine a grandi aux Etats-Unis. Aujourd’hui, il partage son temps entre New York et la Provence, où il a acheté en 2006 le désormais célèbre Château d’Esclans, sur la Côte d’Azur. Entre Cannes et Saint-Tropez, à 25 kilomètres de l’ancienne cité romaine de Fréjus, il fait le rosé le plus cher du monde, la cuvée Garrus, mais également le Whispering Angel, le rosé le plus populaire aux Etats-Unis.
Français, américain, russe ? Sacha Lichine se moque des étiquettes. « J’ai une passion française quand je produis mon vin en Provence, je me sens américain quand je le vends et probablement russe quand je le bois », explique-t-il. Sur les 44 hectares du Château d’Esclans, cet entrepreneur vinicole écoule chaque année en moyenne 5 millions de bouteilles dans 105 pays : 96 % de sa production est vendue à l’étranger, et plus de la moitié de son chiffre d’affaires se fait aux Etats-Unis.
Son père, Alexis Lichine, est un personnage de roman. Fils d’un banquier de Saint-Pétersbourg, il a fui en 1917 la révolution, avec une valise pleine de pièces d’or, vers Vladivostok, Tokyo, San Francisco, New York… et Paris. Il fut interprète et aide de camp de Dwight Eisenhower, commandant en chef des forces alliées pendant la Deuxième Guerre mondiale. Après la guerre, il a fait découvrir le vin français aux Américains.
Installé ensuite dans le Bordelais, il rachète deux châteaux, le domaine de Prieuré-Cantenac, qu’il renomme Prieuré-Lichine, et celui de Lascombes, et tente de bousculer le classement des grands vins, daté de 1855, qu’il juge obsolète. Ami de Philippe de Rothschild, de Claude Taittinger, du comte Chandon-Moët et de la jet-set, il devient le « pape du vin » au point de publier un volume qui fait date : l’Encyclopédie des vins et des alcools de tous les pays.
Marié trois fois et ayant eu des liaisons avec Barbara Walters et Kathleen Hearst, le père menait la vie de château, investissant sans compter. Son fils Sacha épongera ses dettes et, « las des Bordelais un peu mesquins et snobs », émigrera en Provence, « où il pleut moins qu’à Bordeaux ». Après avoir expérimenté tous les métiers de la vigne, de la taille à la distribution, en passant par le collage d’étiquettes, la vente (à Boston) et la sommellerie, il veut y produire son propre vin.
Au Château d’Esclans, il a longtemps collaboré avec Patrick Léon, décédé en 2018, un ancien maître de chai de Mouton-Rothschild considéré comme le meilleur œnologue de margaux. S’appuyant sur la technologie la plus avancée, tous deux ont travaillé à l’élaboration d’un goût très spécifique de rosé, visant un public plus féminin. « Plus le rosé est pâle, meilleur il est. Notre bouteille blanche met bien cette robe en valeur. »
Autre obsession : en finir avec l’image désastreuse du rosé « de soif », vendu en cubi et consommé sur la plage avec des glaçons, en capitalisant sur les hauts de gamme et les cuvées spéciales. Sacha Lichine entend associer son rosé à un produit de luxe. Pour cela, il emprunte aux grandes maisons de champagnes, comme Dom Pérignon, leur modèle de distribution. Quatre cuvées, quatre gammes de prix : Whispering Angel (vendu 17 euros la bouteille, numéro un des ventes aux Etats-Unis), Rock Angel à 22,50 euros, Les Clans à 45 euros et Garrus à 90 euros.
Succès garanti. « Aujourd’hui, une bouteille sur quatre de l’appellation ‘Rosé de Provence’ vient de chez nous », affirme Sacha Lichine. Autre tactique : la vente au verre, aux Etats-Unis, où le côtes-de-provence tient la dragée haute aux autres cépages. « J’ai tiré l’appellation vers le haut : en 15 ans, le prix à l’hectolitre est passé de 90 à 360 euros ! J’ai aussi ouvert au rosé le marché américain qui fait le goût. »
La concurrence viendra peut-être des mêmes Etats-Unis. « Aujourd’hui le rosé de Provence est meilleur, mais les producteurs américains apprendront à faire aussi bien. Le sparkling californien de Moët & Chandon concurrence déjà le champagne français. »
Article publié dans le numéro d’août 2019 de France-Amérique. S’abonner au magazine.