Entretien

« Je suis pour la vie et pour le libre choix des femmes »

Le professeur Etienne-Emile Baulieu, 95 ans, chercheur de renommée mondiale, membre de l’Académie française des sciences et de la National Academy of Sciences américaine, est connu pour avoir inventé la pilule abortive. A base de mifépristone (ou RU-486), un stéroïde synthétique, elle permet l’interruption de grossesse sans intervention chirurgicale. Dans l’éternel débat sur l’avortement aux Etats-Unis, cette pilule pourtant autorisée par la Food and Drug Administration depuis 2000 est aujourd’hui menacée par les militants pro-vie.
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Etienne-Emile Baulieu. © Arte

France-Amérique : Vous êtes l’inventeur, au début des années 1980, de la fameuse pilule abortive. Qu’a-t-elle changé ?

Etienne-Emile Baulieu : Cette pilule permet une interruption de grossesse dans les premiers jours et les premières semaines de la gestation. Une pilule médicamenteuse permet mieux de respecter l’intimité de la femme, elle est moins coûteuse et permet d’agir au plus tôt de la fécondation. Eviter la chirurgie, nécessairement invasive, diminue tous les inconvénients d’une hospitalisation. Mais pour certains adversaires pro-life, une méthode sûre et facilitant l’avortement risquait de multiplier les avortements. C’est une attitude extrêmement méprisante vis-à-vis des femmes. Et aucune augmentation de ce type n’est intervenue ni en France ni aux Etats-Unis ! La France avait été très en retard pour autoriser la contraception : la pilule contraceptive n’a été disponible pour les femmes françaises qu’en 1968. Puis l’interruption volontaire de grossesse (IVG) n’a été autorisée qu’en 1975, après des débats acharnés. Il n’était pas question, lorsque le RU-486 a été mis au point, de modifier une nouvelle fois la loi pour autoriser une pilule du lendemain. Son utilisation a donc dû s’inscrire dans le cadre légal de l’IVG. J’aurais pour ma part voulu que cette pilule puisse être prise le lendemain d’un rapport amoureux non protégé, ce que les Américains appellent une morning-after pill ou Plan B pill.

L’approbation de cette pilule RU-486 fut un rude combat aux Etats-Unis – vous-même avez été personnellement menacé par des militants pro-vie. Ce combat reprend : dans la vague des interdictions de l’avortement chirurgical, plusieurs Etats souhaitent désormais interdire la pilule abortive. Les adversaires sont-ils les mêmes ?

Oui. Toutes les études sur le sujet montrent que la moitié des interruptions de grossesse aux Etats-Unis passent par la RU-486 et non plus par de la chirurgie. Les adversaires de cette pilule sont en réalité des opposants à l’IVG, le plus souvent pour des raisons religieuses ou idéologiques. Certains sont même hostiles à toute contraception. L’explication réside dans bien des cas dans un machisme classique… Il est toujours tragique que la politique prenne les plus faibles, en l’occurrence les femmes, en otage. L’opposition que font les Américains entre pro-life et pro-choice est très biaisée. Je n’ai jamais été « pour l’avortement », mais « pour le droit à l’avortement ». Je suis pour la vie et pour le libre choix des femmes.

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© Hervé Pinel

Par quel cheminement avez-vous mis au point cette pilule ? Heureux hasard ou recherche systématique à la demande d’un laboratoire ?

Cette pilule ne tient ni au hasard, ni à la demande d’un laboratoire. Je travaillais sur les hormones et cherchais à agir sur des possibilités d’interrompre un début de grossesse, le plus tôt possible. J’avais bien connu Gregory Pincus, le biologiste américain qui a inventé la pilule contraceptive en 1955, un immense savant, totalement oublié aujourd’hui. Mon laboratoire [dans le bâtiment Gregory Pincus du centre hospitalier de Bicêtre, au sud de Paris] est d’ailleurs le seul au monde qui porte son nom. Mais la pilule contraceptive, si elle a changé la condition des femmes, n’est pas suffisante. On ne peut pas toujours anticiper d’un mois une rencontre amoureuse ! J’ai conçu une façon d’empêcher l’implantation d’un ovule fécondé avec une anti-hormone. Nous avons mis au point une anti-progestérone, qui s’oppose à l’action de l’hormone de grossesse.

Vous avez failli faire votre carrière aux Etats-Unis, mais avez finalement choisi de rentrer en France. Quels furent vos motifs ?

Ce sont des raisons familiales, culturelles et psychologiques qui m’ont fait choisir de revenir en France alors qu’on m’offrait des postes aux Etats-Unis, où j’ai effectué une partie de mes études au début des années 1960. Ma carrière médicale y était en quelque sorte toute tracée. Mais les conditions d’exercice de la médecine sont très différentes selon les pays, et la France de cette époque me convenait très bien.

Quelles différences, s’il y en a, entre la recherche médicale en France et aux Etats-Unis ?

La recherche scientifique, et tout particulièrement médicale, souffre hélas cruellement de moyens en France et fait bien peu pour retenir les meilleurs des jeunes générations – c’est la fameuse fuite des cerveaux – ou les attirer. Nous risquons ainsi de compromettre notre indépendance nationale, à la merci de pressions économiques et commerciales. Plus encore, notre jeunesse scientifique tend à être découragée : à la paillasse ou derrière l’ordinateur, elle perd la foi en l’avenir. Dix ans après le baccalauréat ou le doctorat, plus un séjour ou deux à l’étranger, on vous offre alors, à plus de trente ans, et si vous êtes choisi, un CDD avec 2 000 euros par mois dans un cas favorable. Pas moyen même de louer une chambre modeste, les banques ne prêtant pas pour une caution si le parcours est aussi aléatoire. J’ai souvent un peu honte d’accueillir des jeunes chercheurs et des savants étrangers car beaucoup de nos laboratoires ont vieilli et sont mal tenus, faute de moyens. Aux Etats-Unis, à l’inverse, il y a une vraie reconnaissance de la recherche et des chercheurs, des innovations et des traitements nouveaux.

Votre nouveau combat, c’est la lutte contre la vieillesse par des moyens médicaux : lesquels ? La vieillesse serait-elle une maladie ? Certains aux Etats-Unis parlent de la mort comme d’une maladie. Où situez-vous la frontière entre recherche médicale et science-fiction ?

La vieillesse est une évolution définie à la fois par la nature humaine et par les possibilités médicales et sociales de chaque époque. Il en résulte la possibilité de vivre de plus en plus longtemps et en bonne santé. Oui, il y a des moyens d’agir et il faut continuer à les développer pour allonger la vie, mais ce ne sera pas sans limite. Je ne crois pas à la science-fiction dans ce domaine. Mon travail actuel dans le vieillissement est une approche originale contre la maladie d’Alzheimer, et plus généralement les démences séniles, centrée sur une protéine découverte dans mon laboratoire. Mon attitude est de travailler pour continuer à prolonger la vie et l’espérance de vie. Mais le plus important est d’abord de conserver la bonne qualité du fonctionnement cérébral pour vivre le plus longtemps possible, en pleine conscience.

 

Entretien publié dans le numéro de juillet 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.