France-Amérique : L’enseignement de la langue et de la culture françaises semble en recul dans les universités américaines. Est-ce un fait avéré ? Si oui, quelles en sont les raisons ?
François Noudelmann : Ce recul est constaté dans de nombreuses universités, mais pas à NYU, qui conserve un fort contingent de doctorants et de majors en français. De nombreux départements de français aux Etats-Unis, depuis quelques décennies, sont absorbés par les Romance Languages ou les European Studies. Cette tendance est sans doute liée à un multilatéralisme qui relativise la place de la France et de l’Europe dans le monde, à côté de l’Afrique, de l’Amérique latine et de l’Asie.
New York University dispose d’une institution singulière, la Maison Française. Quelle est son histoire et son rôle ? Rappelez-nous qui fut Tom Bishop, son ancien directeur.
La Maison Française a été créée en 1957. Elle organise des conférences, des expositions, des concerts et des projections de films destinées à faire connaître la culture française au-delà de l’université. Tom Bishop (1929-2022), lui a donné une renommée internationale, faisant découvrir aux Etats-Unis les écrivains et les penseurs français les plus importants du XXe siècle. Nous nous ouvrons aujourd’hui aux cultures du XXIe siècle, aux nouveaux enjeux théoriques tels que la pensée du vivant, le droit des non-humains, l’intelligence artificielle, les guerres sécuritaires, les neurosciences, l’éthique de la santé, les paysages sonores ou les mondes virtuels, et nous nous intéressons aux arts, littératures et pensées des mondes francophones.
Tom Bishop introduisit aux Etats-Unis le mouvement littéraire du nouveau roman avec Alain Robbe-Grillet, sa figure de proue, qui enseignait alors à NYU. Puis vint le temps de la French Theory avec Derrida, Foucault et Bourdieu. Discernez-vous dans les lettres françaises, actuellement, une lame de fond comparable ? L’autofiction peut-être ?
L’autofiction, dont Serge Doubrovsky, lui aussi professeur à NYU, a été le fondateur, fut sans doute le dernier grand mouvement littéraire français, mais aujourd’hui, on constate plutôt une porosité entre la littérature, l’histoire et la sociologie. Le récit d’enquête, sur des faits divers ou sur des milieux familiaux et sociaux a beaucoup de succès. Le recours à la fiction n’est plus le privilège des romanciers. A l’inverse, les écrivains ont investi les domaines de la politique, de l’éthique, et réaffirment leur capacité à approcher au plus près les questions morales et psychiques ou les phénomènes sociaux contemporains.
Qui sont les étudiants qui suivent un enseignement de français à NYU ? Qu’en attendent-ils ?
La liberté de se déplacer d’une discipline à l’autre, dans les universités américaines, permet à des étudiants très différents de suivre des enseignements de français. Il est merveilleux d’accueillir des économistes, des chimistes ou des mathématiciens dans un cours de niveau undergraduate consacré à la pensée française. Quant aux graduate students, ils se spécialisent sur des œuvres, des siècles et des questions théoriques. Ils ambitionnent alors des carrières dans la culture, l’édition, le journalisme ou l’université.
A lire vos programmes, on constate une montée en puissance des auteurs dits francophones, non issus de France métropolitaine. La vitalité de la littérature française passerait elle désormais par l’Afrique, les Antilles et le Canada ? Ce terme de francophonie vous paraît-il adéquat ?
Par un renversement de l’histoire, ce sont les auteurs dits francophones et les langues créoles qui vont peut-être sauver le français aux Etats-Unis ! Le mot « francophonie » reste ambigu car il distingue les locuteurs du français de métropole de tous les autres, qu’ils soient d’Haïti, du Québec, du Viêt Nam, de Roumanie ou du Sénégal. Parlée en première langue ou en compagnie d’autres langues, la langue française construit des imaginaires sans cesse renouvelés, quel que soit son territoire. Elle s’écrit au sein de multiples cultures. On la prétendait universelle, elle est plutôt diverselle.
Dans votre œuvre, deux écrivains tiennent une place essentielle : le philosophe existentialiste Jean-Paul Sartre et le poète et romancier martiniquais Edouard Glissant. Vous semblez démystifier Sartre et louer Glissant. Ai-je tort ?
Les engagements politiques de Sartre ont fait oublier le philosophe, le romancier, le dramaturge, le pianiste, l’amoureux et le « troubadour », comme il se définissait lui-même en secret. J’essaye de le faire redécouvrir en montrant ses contradictions étonnantes et fécondes. Quant à Edouard Glissant, qui fut un ami proche, il a été, lui aussi, un écrivain philosophe et il a développé une pensée originale qui dépasse aujourd’hui le conflit classique entre le républicanisme à la française et le multiculturalisme américain. Il propose une philosophie de la relation qui parie sur les échanges, plus que sur les identités.
Attardons-nous sur Glissant, peut-être plus connu aux Etats-Unis qu’en France. Vous soulignez son concept de créolisation. Comment le définir et comment le traduire en anglais ?
Plus qu’un métissage, la créolisation est la mise en relation des différences et le résultat imprévisible de leur rencontre. Cela peut donner le pire, tel que l’écrasement culturel par la déportation des esclaves sur un autre continent, ou le meilleur, tel que les langues créoles, le jazz et les cultures qui s’enrichissent mutuellement par les échanges mondialisés. Creolization se réfère aussi, en anglais, à l’histoire caribéenne, mais pas exclusivement, car les diasporas ont toutes connu ce phénomène dont on constate à présent, avec l’accélération des migrations, les espoirs et les résistances qu’il suscite.
N’êtes-vous pas créole vous-même, pétri d’imaginaires en fusion, à la fois parisien, new-yorkais et juif d’Europe centrale ?
Créole, je le suis par mon histoire familiale et par mes rencontres. Je n’ai pas fini de me créoliser. Et quelle meilleure ville que New York pour vivre sa créolité ?
Dans votre récit Les enfants de Cadillac, publié en France en juillet dernier, vous découvrez sur le tard l’histoire de vos ancêtres, qui vous intéressait peu. Céderiez-vous à la mode identitaire de la quête des racines, au rebours de la créolisation ?
J’ai hérité du refus d’hériter, venant d’une famille assimilée qui ne voulait pas parler du passé traumatique : la folie de mon grand-père, immigré en France puis interné dans un asile pendant vingt ans à cause d’une bombe au gaz pendant la Première Guerre mondiale, ou les cinq années de détention en Pologne vécues par mon père, rescapé de la Deuxième Guerre mondiale. Plus je prends de l’âge, plus je comprends qu’on n’échappe pas à la transmission des histoires qui nous ont précédés. Cela dit, l’identification de soi au passé des autres est une illusion inverse. Nous avons un passé, nous ne le sommes pas. L’avenir reste ouvert.
Identité versus diversité, serait-ce le nouvel axe du débat philosophique, se substituant aux idéologies droite-gauche ?
Dans les débats actuels sur l’importance de la race, la valorisation des terroirs, le respect des religions ou les catégorisations sexuelles, de nouvelles lignes de partage se dessinent en effet entre les identitaires et les nomades, entre la préservation et la métamorphose, la déférence et la transgression, l’ancre et la rame.
Entretien publié dans le numéro de mars 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.