The Observer

La guerre du fromage fait rage en France

Depuis des années, fabricants de fromages artisanaux et producteurs industriels s'affrontent au sujet d'un des fromages français les plus célèbres au monde, le camembert.
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© Mathilde Aubier

Lecteur invétéré d’Astérix, je me suis longtemps demandé si le fromage explosif qu’on voit dans l’aventure corse du héros était aussi dangereux en vrai. (Pour les non-initiés, le petit casgiu merzu qui apparaît emballé dans un linge répandait une odeur si pestilentielle qu’il s’est auto-enflammé, pulvérisant la galère des pirates.) C’est en cherchant un thème un peu léger pour clore l’année 2022, par ailleurs si sombre, que j’ai repensé aux fromages – non-combustibles ceux-là. Depuis plusieurs mois, je suis en effet avec intérêt les répercussions d’une bataille épique qui oppose en France les fabricants de fromages artisanaux aux producteurs industriels concernant l’un des spécimens les plus célèbres, le camembert – savoureux disque crémeux couleur ivoire qui, selon le poète Léon-Paul Fargue, « fleure les pieds du bon Dieu ». (D’ailleurs, le terme « boîte à camembert », qui désigne la bouche dans le langage enfantin, est une allusion à son fumet plutôt rock’n’roll.) Voici la querelle en question.

Si le camembert trouve son origine dans le village normand éponyme où il a été créé au XVIIIe siècle, il a longtemps été victime de son succès. A la fin des années 1900, la grande disponibilité du bois d’épicéa et l’essor du chemin de fer ont permis de conditionner individuellement ce fromage et de l’expédier partout en France. Sa popularité est devenue telle que les imitations se sont multipliées dans tout le pays, toujours sous le nom générique de « camembert ». A l’époque, l’Appellation d’origine protégée (AOP), certification qu’un produit alimentaire donné provient d’une aire géographique spécifique, restait à inventer. Aussi, avec le temps, le lien entre le fromage et son berceau normand s’est inévitablement distendu. Néanmoins, après des années de mobilisation motivée par la fierté du terroir, les artisans fromagers locaux ont réussi à obtenir l’AOP Camembert de Normandie, label garantissant que leur produit est fabriqué en Normandie à partir du lait non pasteurisé de vaches de race normande. Or, le succès non démenti du calendos a attiré les industriels qui, pour des raisons commerciales, ont voulu le produire en masse en utilisant du lait pasteurisé afin d’étendre sa durée de conservation. Pour contourner la législation régissant l’AOP, ils ont baptisé leur produit industriel « Camembert fabriqué en Normandie », tour de passe-passe linguistique qui indigna les producteurs artisanaux. Après une lutte de longue haleine, un compromis fut proposé autorisant les deux versions, pasteurisée et non pasteurisée, à être vendues sous un seul et même label. Mais les producteurs traditionnels rejetèrent cette solution, lui opposant toute une série de griefs. Au final, les autorités retoquèrent l’audacieuse formule « fabriqué en Normandie », manifestement pour éviter toute confusion. Il n’en reste pas moins que les coûts de production plus élevés du fromage artisanal et le fait que les consommateurs se soient habitués à la variante pasteurisée pourrait bien faire du camembert de Normandie un produit de niche.

Quiconque réduirait ces guerres de camembert à une tempête dans un bidon de lait saisit mal l’importance du fromage en France. Pour commencer, les chiffres sont stupéfiants. Quand Charles de Gaulle s’est plaint qu’« un pays où il existe [environ] 258 variétés de fromage » était ingouvernable, il était bien en-deçà de la réalité : d’après les dernières données du Centre national interprofessionnel de l’économie laitière, on arrive à un total vertigineux de 1 200 variétés. En matière de consommation individuelle aussi, la France caracole en tête, avec 26,8 kilos par habitant et par an. Le fromage occupe par ailleurs une place de choix au firmament culturel. (N’existe-t-il pas un riche et crémeux spécimen qui doit son nom à Brillat-Savarin, philosophe épicurien du XIXe siècle ?) L’objet a même inspiré les auteurs classiques, de Rabelais à Zola (avec « des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et de jaune, comme attaquées d’une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes »). L’une des œuvres les plus connues en la matière, apprise par cœur par des générations d’écoliers, est sans doute la fable de Jean de la Fontaine où un renard use de flatteries pour tromper un corbeau et lui dérober un savoureux brie. Ces vers écrits au XVIIe siècle, inspirés d’Esope, sont si connus qu’ils servent souvent en cours de philosophie (« On peut d’ailleurs se demander si le renard convoite seulement le fromage [un objet] que tient le corbeau, ou la maîtrise, la supériorité que lui confère la détention de l’objet »). Difficile d’imaginer le monterey jack, par exemple, inspirer le même niveau de réflexions métaphysiques.

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© Mathilde Aubier

A vrai dire, le fromage fait partie intégrante de l’histoire de France depuis deux millénaires. Dès le Ier siècle avant J.-C., l’historien Pline l’Ancien évoquait avec enthousiasme les fromages rapportés de Gaule par les légions romaines occupant le territoire. Charlemagne était friand de roquefort ; Louis XVI, en fuite pour sauver sa peau, commit l’erreur fatale de s’arrêter pour un en-cas au fromage ; Napoléon étêta un valençay pyramidal qui lui rappelait son humiliante défaite en Egypte – autant d’anecdotes et bien d’autres encore inscrites dans l’ADN même de la nation, de la ferme laitière à la table bourgeoise. Ainsi qu’un expert le faisait observer, toute l’histoire du pays peut s’analyser à la lumière de la fabrication artisanale, traditionnelle du fromage, « une interaction régulière entre mœurs et politique ». En somme, disait-il, les fromages français véhiculent un sens profond d’identité et de continuité.

Bien sûr, la France affiche aussi un patriotisme virulent dès qu’il s’agit de son fromage, ou de bien d’autres choses encore. (Après tout, le personnage de Chauvin dans la littérature française, ce soldat de l’Empire patriote et exalté, n’a-t-il pas inspiré à l’anglais l’adjectif chauvinist ?) L’idée que d’autres nations puissent tendre à une telle perfection française est risible, peut-être à l’exception possible de l’Italie (avec la mozzarella) et de la Grèce (avec la feta). Nous pourrions aussi tirer notre chapeau, timidement, aux Britanniques pour leur cheddar, mais quid des Américains ? Ne mangent-ils pas du fromage en tube ?

La langue, ou plutôt la terminologie, est ici un problème, puisqu’American cheese – en français, « fromage américain » ou même « fromage à hamburger » –, loin d’être un nom collectif, désigne en fait cette substance orangée caoutchouteuse qui recouvre souvent les steaks hachés des hamburgers. (Si vous cherchez en ligne, en anglais, un descriptif du fromage américain, les premiers résultats ne sont guère flatteurs : « Ce n’est pas du fromage. » Et, en français, c’est à peine mieux : « De moins en moins populaire. ») Dans le même registre, songeons aux multiples idiomatismes en anglais américain basés sur une connotation négative de cheese (cheesed off, « dépité » ; tough cheese, « tant pis pour toi » ; cheesy grin, « sourire crispé » – pour n’en citer que quelques-uns). Pour autant, associer les Etats-Unis à des produits uniquement industriels serait clairement injuste et même borné. Ce serait ignorer en particulier tout un mouvement prônant le fromage artisanal, qui rassemble des centaines de producteurs, ainsi qu’un groupement national d’acteurs sur le terrain, l’American Cheese Society, dont l’objet est de promouvoir la fabrication fromagère fermière et le fromage artisanal.

Cela dit, pour des raisons à la fois historiques et culturelles, les Américains eux-mêmes entretiennent une relation complexe avec le fromage. Selon l’auteure culinaire Laura Werlin, le fromage américain s’est surtout développé comme un produit transformé : « Dans l’évolution de notre pays, nous nous sommes très vite tournés vers la transformation, si bien que la population s’est habituée au fromage industriel », explique-t-elle. Quand l’industrialisation s’est accélérée au début du XXe siècle, la production est passée des exploitations aux usines. Le nombre et les variétés de fromage ont été normalisés et la pasteurisation – alors répandue et abordable – est devenue la norme pour garantir l’hygiène et la sécurité alimentaire à l’échelle industrielle. Dans les années 1940, préoccupée par des épidémies dues apparemment aux quelques fromages au lait cru encore commercialisés, la Food and Drug Administration a recommandé, puis imposé, que les fromages soient pasteurisés et que tout produit à base de lait – bonjour le camembert ! – doive subir un affinage d’au moins 60 jours à une température de pas moins de 1,67°C. Toujours en vigueur, cette règlementation implique que l’Américain moyen a peu d’occasions d’explorer la saveur subtile et complexe du « vrai » fromage.

L’absence d’opportunités gustatives s’explique aussi par plusieurs aspects culturels. Habitués dès l’enfance à un régime fait de tranches reluisantes ou, pour leurs pizzas, d’une garniture insipide, beaucoup de consommateurs hésitent à s’aventurer au-delà. Ainsi, un roquefort bien fait ou un bleu d’Auvergne très affiné provoquent typiquement pour réflexion: « Beurk, il y a des moisissures sur ce truc ! » Pour les fromageo-sceptiques, c’est surtout l’odeur de ces pâtes au lait cru qui les répugnent. En bref, ces fromages puent. Ce qui signifie, en théorie, qu’ils sont potentiellement dangereux. Dans une société qui accorde une telle place à la propreté, l’odeur est un signal d’alarme associé à la saleté. Dans son ouvrage Chasing Dirt, l’historienne américaine Suellen Hoy explore cette obsession des Etats-Unis pour la chasse aux microbes. Elle souligne combien, pendant plus d’un siècle, les gens ont aspiré à faire partie de « la classe moyenne qui ne transpire pas, qui ne sent pas mauvais et qui réussit ». Et combien, dans l’imaginaire populaire, une bonne tuyauterie et un sourire éclatant comptent plus que, mettons, les châteaux forts ou la haute couture comme symboles d’identité nationale. Vu sous cet angle, tout ce qui pourrait picoter les narines par des effluves de basse-cour renvoie, comme les bidets ou les poils aux aisselles, à des temps bien primitifs.

Pourtant, malgré ces réflexes profondément enracinés, de talentueux artisans fromagers américains s’évertuent à changer les cœurs et les esprits, sans parler des palais. L’un de leurs principaux obstacles est d’ordre économique. Les fromages artisanaux sont plus chers à produire et plus complexes à distribuer que leurs homologues industriels. « S’il y avait plus de petits producteurs, la perception du fromage américain changerait », explique l’exploitant d’une crémerie du Maryland. « Mais beaucoup d’Américains veulent des produits alimentaires de luxe au prix habituel. » Un autre obstacle est la réputation : les fromages français traditionnels jouissent d’un prestige qui les élève au-dessus de leurs rivaux américains. Paradoxalement cependant, ces pratiques traditionnelles strictement codifiées et minutieusement définies peuvent avantager les producteurs américains, qui trouvent plus de liberté pour expérimenter (imaginez du fromage au lait cru bandé d’écorce d’épicéa et macéré dans de la bière). Enfin, une kyrielle de taxes et droits de douane rendent les exportations coûteuses. Toutefois, le ralentissement de la production laitière européenne a récemment dopé les importations de fromages américains. Etonnamment, la France en est le troisième client. Alors que, comparativement, les volumes restent faibles, le fromage américain ne correspond plus à cette idée qu’on s’en faisait encore il y a dix ans. Même si je doute que le camembert ou le cantal soient supplantés de sitôt par le Vermont Shepherd, une tomme de brebis, ou par le Red Hawk, un fromage au lait de vache à pâte molle fabriqué en Californie, j’espère que mes concitoyens oseront partir en quête des plus fabuleux fromages américains. A priori, aucun ne devrait exploser.


Article publié dans le numéro de décembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.