Défait à Waterloo, lâché par ses ministres, abandonné par ses généraux, hué à Paris où il s’était réfugié, Napoléon parvint à Rochefort, sur l’Atlantique, le 2 juillet 1815. De là, il espérait s’embarquer pour les Etats-Unis, devenir américain, commencer une nouvelle vie. Il n’a que 45 ans : il s’imagine en défricheur, à la tête d’une vaste exploitation agricole. Son frère aîné, Joseph, qui fut roi d’Espagne et de Naples, la même année, y parviendra (et vivra pendant une quinzaine d’années dans le New Jersey). Les Bonaparte avaient toujours rêvé d’Amérique comme terre de conquête ; si Napoléon, en 1803, se résolut à solder la Louisiane à Thomas Jefferson, ce fut avec amertume et contraint ; il ne disposait alors ni des troupes ni des fonds nécessaires pour conserver cette possession française. Mais Napoléon 1er ne devint jamais américain : la flotte britannique bloquait le port de Rochefort et l’ex-empereur n’eut d’autre choix que de se rendre, comme il l’écrit, « au plus constant de ses ennemis ». Au gouvernement britannique, il propose, au choix, de devenir fermier en Angleterre ou pionnier aux Etats-Unis : ce sera finalement l’île de Sainte-Hélène, où il décéda il y a deux siècles.
Le président français a décidé de commémorer cette date, sans doute pour la même raison qui persuada le roi Louis- Philippe de ramener les cendres de Napoléon à Paris, en 1840 : l’espoir qu’un peu de la gloire de l’empereur rejaillisse sur lui, Macron n’étant guère plus populaire aujourd’hui que ne le fut Louis-Philippe en son temps. Ce retour des cendres ne profita guère à Louis-Philippe mais, semble-t-il, souleva l’enthousiasme des Parisiens. En est-on certain ? Les Français, ce jour-là, se réchauffèrent-ils de leur gloire passée ou comptèrent-ils leurs morts ? Quatre millions de victimes au moins en quinze ans de campagne militaire de l’Egypte à la Russie, sans compter les estropiés, les veuves, les invalides.
Le culte de Napoléon, est un mystère français : est-il spontané, une nostalgie de l’Empire, ou organisé par l’Etat qui, de cette époque, a hérité et conservé le goût de l’autorité sans partage ? Les enfants des écoles françaises ne sont jamais instruits que des bienfaits de l’empereur : selon nos manuels, Napoléon aurait doté la France de codes parfaits qui nous gouvernent encore et fait souffler le vent et la liberté sur toute l’Europe, prophète de la Révolution. Chaque année, il se publie, en France, quelques dizaines de livres à la gloire de Napoléon : la veine paraît inépuisable. Au cinéma, il a été représenté plus souvent que le Christ, toujours en héros positif. Mais le regard des autres Européens est inverse : tandis qu’en France, les historiens amplifient le mythe que Napoléon fonda à Sainte-Hélène en dictant Le Mémorial, ses mémoires idéalisées, les auteurs anglais, les Allemands, les Russes et les Espagnols recensent les massacres, le ravage de leurs villes et de leur civilisation. Il se trouve aussi qu’édifiant sa statue de son vivant, Napoléon avait coutume de rédiger des bulletins de victoire avant même d’engager la bataille, ce qui fait de lui le père fondateur des fake news. Certains désastres, Eylau contre les Russes et les Prussiens par exemple, restent inscrits sur les murs de l’Arc de Triomphe à Paris, passant pour des victoires, puisqu’annoncées comme telles.
Puisque la France est maintenant en Europe, tandis que l’Europe n’est pas devenue française comme le souhaitait Napoléon, que devrait-on commémorer ? Les victoires des Français – Austerlitz – furent des défaites pour les Russes et les Autrichiens ; Waterloo, jour de deuil pour les Français, reste un symbole de libération pour les Britanniques, les Allemands et les Néerlandais. Aussi, depuis le retour des cendres, notre regard sur l’histoire a changé : le sort des peuples nous importe maintenant plus que celui des armées. Or, Napoléon, à cette mesure, ne sort pas grandi. Pour financer ses guerres, il ruina l’Europe, interdisant le commerce international (seuls les contrebandiers firent fortune), enrôlant les paysans, ravageant les récoltes, confisquant les chevaux. Comment devrait-on commémorer les campagnes de Russie et d’Allemagne, en 1812 et 1813, quand la Grande Armée dans son sillage ne sema ni la libération des peuples, ni la gloire des armes, mais la famine et les épidémies ?
Pire encore : comment devrait-on commémorer la restauration de l’esclavage dans les Antilles françaises, en Guadeloupe et à Saint-Domingue (Haïti), alors qu’il avait été aboli, en 1794, par les députés de la Convention ? On ne saurait prétendre que Napoléon doit être resitué dans son époque, puisque les Britanniques avaient aboli l’esclavage en Guadeloupe qu’ils occupèrent et qu’à Saint-Domingue, colonie française et espagnole, un général républicain noir, Toussaint Louverture, avait proclamé la première république noire du Nouveau Monde, dotée d’une constitution et se réclamant des idéaux de la Révolution française. Napoléon dépêcha une expédition militaire à Saint-Domingue et captura Toussaint Louverture, qui mourut dans une prison française. Seuls furent satisfaits de cette restauration de l’esclavage, par la loi du 20 mai 1802, les planteurs blancs des Antilles et ceux du sud des Etats-Unis, inquiets d’une contagion possible. La même année, Napoléon exclut de l’armée les officiers de couleur et, en 1803, interdit les mariages mixtes sur le territoire français. Napoléon, qui se proclamait volontiers héritier du siècle des Lumières, était tout bonnement raciste, tandis que la Révolution française ne l’était pas. Napoléon n’était pas non plus républicain, puisqu’il supprima la République par un coup d’Etat militaire, en 1799, avant de s’autoproclamer empereur, un anachronisme même au XIXe siècle.
La commémoration, prétendent les historiens chargés par Emmanuel Macron d’organiser les festivités, ne sera pas une célébration. On voit mal comment distinguer les deux, sauf à restaurer une vérité qui déboussolera les Français et devrait logiquement extraire l’empereur de son mausolée des Invalides pour restituer le corps à la famille : il reste des descendants en France et aux Etats-Unis. Napoléon 1er inhumé en Amérique, son dernier rêve serait ainsi exaucé.
Editorial publié dans le numéro de mai 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.