Documentaire

La France, refuge idéalisé des Afro-Américains ?

« Il y a plus de liberté dans un pâté de maisons à Paris qu'il y en a dans tous les Etats-Unis d’Amérique », déclarait l’écrivain Richard Wright en 1946. Les Afro-Américains en quête de tolérance ont depuis toujours trouvé refuge en France, pays réputé indifférent à la race. Mythe ou réalité ? C’est le sujet d’un documentaire américain, Myth of a Colorblind France, désormais disponible en VOD.
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Le romancier américain Jake Lamar à Paris, en 2006. © Alan Govenar

Victor Séjour est arrivé en France à l’âge de 17 ans, en 1834. Dans l’Amérique esclavagiste, il est alors coutume pour l’élite noire de La Nouvelle-Orléans d’envoyer ses enfants étudier à Paris : le jeune homme s’y liera d’amitié avec l’écrivain Alexandre Dumas et sera le premier Noir américain à trouver le succès en France. Il laisse derrière lui 23 pièces de théâtre en français ainsi qu’une nouvelle, Le Mulâtre, aujourd’hui considérée comme un classique de la littérature abolitionniste.

L’auteur américain James Baldwin arrive un siècle plus tard. Racisme et homophobie l’ont poussé à l’exil. « Je ne savais pas ce qui allait m’arriver en France, mais je savais ce qui allait m’arriver à New York », se rappellera-t-il plus tard. « Si j’étais resté là, j’aurais fini par couler. » Même constat pour le poète James Emanuel, qui fuit les Etats-Unis en 1984 après qu’un tabassage par la police pousse son fils au suicide. « Je suis venu ici en sachant que je serais capable d’écrire […] sans être dérangé par le genre de pensées qui ont détruit ma vie aux Etats-Unis », explique-t-il dans le documentaire.

Leurs motivations sont aussi diverses que leur parcours personnel, mais les expatriés évoqués dans le film d’Alan Govenar ont un point commun : tous jouissent en France d’une liberté – individuelle, créatrice, sexuelle, spirituelle – qu’ils n’auraient pas connu aux Etats-Unis. Un sentiment résumé dès les premières secondes par l’acteur et auteur dramatique new-yorkais Akin Babatundé : « Paris est un endroit auquel j’appartiens. C’est un endroit où je me sens en paix et à l’aise. »

De Joséphine Baker au cinéaste Thomas Allen Harris en passant par Ada « Bricktop » Smith, propriétaire de plusieurs cabarets dans le Pigalle des Années folles, les peintres Lois Mailou Jones, Romare Bearden et Beauford Delaney et l’écrivain Jake Lamar, qui met en scène dans ses romans policiers des expatriés Afro-Américains installés dans le Paris d’aujourd’hui, le documentariste convoque une impressionnante galerie de portraits et d’expériences, passées et présentes. Une « accumulation », selon ses propres mots, qui raconte l’histoire des Noirs américains en France, des années jazz à l’explosion du hip hop.

France-Amérique : Cinéaste et écrivain, vous vous êtes d’abord intéressé à l’histoire du Texas et à la musique afro-américaine. Qu’est-ce qui vous a incité à vous pencher sur Paris avec ce film ?

Alan Govenar : Depuis l’âge de quatre ans, Paris m’intriguait. Mon père avait des disques de Charlie Parker, Dizzy Gillespie et Sarah Vaughan. Je les écoutais en boucle, émerveillé par la Tour Eiffel sur le label de l’album. La musique m’a influencé en tant qu’écrivain et cinéaste et m’a donné envie de découvrir la France. La première fois, c’était en 1987 et j’y suis retourné chaque année depuis, jusqu’à la pandémie de 2020. La première de mes comédies musicales Blind Lemon Blues et Texas in Paris a eu lieu à la Maison des cultures du monde à Paris. J’ai aussi des documentaires en France et collaboré avec la chaîne de télévision Arte et différents musées. En 2005, je travaillais avec le Musée franco-américain du château de Blérancourt lorsque j’ai réalisé un court métrage sur les Afro-Américains à Paris. C’est ainsi que ce documentaire a vu le jour. J’ai enregistré l’ultime interview à distance l’été dernier, peu après les manifestations Black Lives Matter à Paris.

Comment avez-vous rencontré les nombreuses personnes interviewées dans le film ?

Pour beaucoup, par l’intermédiaire du chercheur français Michel Fabre [décédé en 2007], lui-même rencontré lors d’une conférence à l’université du Mississippi à Oxford en 1988, et qui est rapidement devenu un ami. Il a consacré une grande partie de sa carrière à écrire sur les Afro-Américains en France, à traduire en français de nombreux classiques de la Renaissance de Harlem, et a été le biographe de Richard Wright et de Chester Himes. Il a joué un rôle crucial dans le développement des études consacrées à la culture afro-américaine à la Sorbonne, qui n’existaient pas avant lui.

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Le poète et universitaire James Emanuel (à gauche) et le saxophoniste Chansse Evans. © Alan Govenar
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Barbara Chase-Riboud, sculptrice, auteure et veuve du photographe français Marc Riboud, à Paris, en 2008. © Alan Govenar.
L’historien Tyler Stovall à Dallas, en 2019. © Capture d’écran de Myth of a Colorblind France, directeur de la photographie Robert Tullier

Il semble impossible de traiter toutes les questions relatives à la race en France en 86 minutes. Quel est le but de votre film ?

L’idée était de mettre en valeur les voix afro-américaines en France, à commencer par celle de Sally Hemings, qui voyagea avec Thomas Jefferson au XVIIIe siècle, et de poursuivre jusqu’à aujourd’hui. En me gardant d’exprimer une opinion. Le film remet en question le mythe de l’indifférence à la couleur de peau en France et la réponse se trouve dans l’expérience de chaque personne interviewée. Ce mythe oscille entre réalité et fiction. Et comme le souligne Tyler Stovall [l’auteur de Paris Noir: African Americans in the City of Light] dans le documentaire, c’est aussi une stratégie. Si vous pensez pouvoir vous libérer du racisme américain en vous installant à Paris, la chance de vous bâtir une nouvelle vie s’offre à vous. Par exemple, Henry Ossawa Tanner, pionnier des peintres afro-américains en France, a réalisé dans l’Hexagone des toiles qui ne concernaient pas le racisme, mais sa foi. Il était libre de se sentir non seulement Noir américain, mais aussi artiste.

La scène où Karim Touré, musicien français d’origine sénégalaise, se souvient d’avoir été battu par son professeur blanc est frappante. Pensez-vous qu’il y a deux poids deux mesures dans le traitement des Afro-Américains et des citoyens français d’origine africaine ?

Historiquement, oui, et le problème perdure aujourd’hui. Les Afro-Américains en France sont traités différemment des personnes d’origine africaine. La France était une nation esclavagiste, mais les esclaves n’ont jamais été amenés sur le sol français et cet héritage, combiné à la décolonisation et à l’afflux d’Africains en France après la guerre d’Algérie, a eu un impact profond. Karim Touré est l’exemple type de l’expérience vécue par de nombreuses personnes d’origine africaine à Paris. La société française demeure très stratifiée en ce qui concerne la race et la culture. Dans le film, Tyler Stovall raconte que lors de sa première venue en France, il a été arrêté et fouillé par la police. Mais dès qu’il a présenté son passeport américain, on l’a laissé tranquille. Cela lui a fait prendre conscience de son statut différent.

Pensez-vous que la France est, de fait, indifférente à la couleur de peau ?

Historiquement, la France a toujours aspiré à l’être. Mais malheureusement, la réalité est toute autre. Le mythe d’une France sans préjugé racial est né pendant la Première Guerre mondiale et il n’a depuis cessé d’être débattu. Au cours des dernières décennies, le rap français s’est attaqué à ce mythe en dénonçant la discrimination et le racisme, notamment celui des forces de l’ordre à l’encontre des jeunes de couleur. Les manifestations de 2020 en France étaient clairement alignées sur Black Lives Matter, soulignant la nécessité de résoudre des problèmes profondément enracinés dans la société française, alors que nous nous efforçons de combattre le racisme et la discrimination aux Etats-Unis.


Myth of a Colorblind France
d’Alan Govenar, disponible sur Amazon, Apple TV et iTunes.