Symbole de l’excellence des arts français, emblème du pouvoir absolu et de l’apogée de la monarchie, le château de Versailles doit une partie de sa magnificence actuelle à la générosité de citoyens américains qui, au fil du XXe siècle, ont financé sa restauration.
« Ce que je dois faire, ce n’est pas ce que les autres font. C’est ce que les autres ne peuvent pas faire », déclarait John D. Rockefeller Junior. En 1924, l’entrepreneur américain faisait don d’un million de dollars aux châteaux de Versailles et de Fontainebleau, ainsi qu’à la cathédrale de Reims.
A peine sortie de la Première Guerre mondiale, la France a d’autres priorités que de financer l’entretien et la remise en état du palais. S’il fut le cadre de la signature du traité qui mit fin au conflit, Versailles prend l’eau : les toitures fuient et les jardins sont à l’abandon. « Je considère comme un privilège d’avoir l’opportunité d’aider [à la sauvegarde des monuments publics français] », écrit le magnat du pétrole au Premier ministre de l’époque, Raymond Poincaré. L’homme le plus riche du monde se place en sauveteur du château. Mécène inespéré et inégalé, francophile et philanthrope, il est le premier d’une longue liste de bienfaiteurs américains qui encore aujourd’hui s’engagent pour la préservation de ce lieu inscrit au Patrimoine Mondial de l’UNESCO.
Rue de l’Indépendance Américaine
L’intérêt des Américains pour Versailles ne date ni de la Grande Guerre, ni de la visite de Rockefeller. « Pour comprendre cette fascination, il faut revenir aux débuts du château, au moment où l’Amérique rencontre Versailles », explique Pascale Richard, directrice des événements culturels au Lycée Français de New York et auteur du livre Versailles, The American Story. « Il y a eu dans l’histoire un mouvement en miroir. Au XVIIe siècle, Versailles est allé vers le Nouveau Monde en envoyant des explorateurs, tel René-Robert Cavelier de la Salle, qui sont revenus avec des images allégoriques de ce qu’ils avaient vu. » Sculptures d’Indiens, tableaux et pièces de théâtre offrent à la cour une vision fantasmée du pays. « L’Amérique était alors une source d’inspiration pour la France. Puis, au XVIIIe siècle, lors de la création de la jeune nation américaine, c’est le Nouveau Monde qui est venu demander de l’aide à Versailles. » En 1778, le roi Louis XVI reçoit Benjamin Franklin venu lui demander son aide pour s’émanciper du joug de la monarchie anglaise. « Il a créé l’émoi en arrivant tête nue alors que tous les courtisans portaient des perruques », s’amuse Pascale Richard.
A l’Est du domaine, la rue bordant les jardins est celle de l’Indépendance Américaine. Le traité ratifiant cette indépendance est conclu dans le palais en 1783. Cette signature marque le début d’une longue amitié entre les deux nations. « Sans argent du Roi Français, la Révolution Américaine n’aurait jamais abouti », souligne Jonathan Marder, qui soutient des projets de restauration depuis New York. « Mais sans argent américain, Versailles ne serait peut-être plus là aujourd’hui », note Pascale Richard.
Des Rockefeller a la galerie des donateurs
Dans le hall d’entrée, les visiteurs se pressent au guichet pour acheter leurs tickets sans même un regard pour la plaque de marbre qui rend hommage à la mémoire de John D. Rockefeller, deuxième du nom. Si ses dons successifs — en 1924 pour la toiture, puis à deux autres reprises pour le Trianon — ont sauvé Versailles de la ruine, Pascale Richard juge que cet élan de générosité a été « assez mal récompensé ». « Aujourd’hui encore, peu de Français connaissent cette partie de l’histoire. Nous avons un rapport ambigu à Versailles alors que les Américains y voient un ‘musée idéal’, où sont concentrés tous les arts décoratifs, du mobilier à la mode. »
Dans la Galerie de Pierre basse, où le public ne pénètre pas, les noms des plus importants mécènes figurent sur les murs. « On peut retracer toute une sociologie des dons en fonction des époques », glisse Serena Gavazzi, directrice du mécénat. « Il y eut d’abord les familles royales, puis de riches industriels et des entreprises. » Parmi eux, Arturo Lopez-Willshaw, Barbara Hutton, Marjorie Merriweather Post ou les fondations Kress et Florence Gould. « Au début du XXe siècle, il s’agissait essentiellement de philanthropie et de dons spontanés. Il y avait alors moins de communication sur les besoins et les urgences. »
Les alcôves de la galerie de pierres basses abritent de larges plaques de pierre sur lesquelles sont inscrits les noms des mécènes du château listés dans l’ordre chronologique à partir de 1837. © Thomas Garnier/Château de Versailles
Le mécénat total représente près de 15 millions d’euros par an, soit 7% des frais de fonctionnement de Versailles. Si les entreprises et particuliers français représentent la majorité des dons, les Américains demeurent en bonne place et passent par des fondations et associations pour financer les projets.
Pour Catherine Pégard, présidente de l’établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles, ces libéralités s’expliquent par « l’histoire commune et la culture partagée entre Américains et Français ». Le mécène Jonathan Marder est du même avis : « Les arts, l’architecture et les jardins y sont d’un tel niveau qu’ils nous renseignent, non seulement sur l’histoire de France, mais sur l’histoire culturelle du monde entier. » Les États- Unis, qui n’ont ni ministère de la Culture, ni dotation publique aux établissements culturels, comptent parmi les pays les plus philanthropes au monde. « Il y a une véritable histoire de la générosité dans ce pays », insiste-t-il.
La grande epoque de Van der Kemp
Cette philanthropie a été exploitée avec succès par Gérald Van der Kemp. En 1953, diplômé de l’Ecole du Louvre et héros de la Deuxième Guerre mondiale pour avoir sauvé la Vénus de Milo et la Victoire de Samothrace, il succède à Charles Mauricheau-Beaupré au poste de conservateur en chef de Versailles. Le château est dans un état désastreux : les meubles ont été dispersés ou vendus, les tableaux ont perdu leur éclat, leurs vernis ont gelé, les bassins fuient… Il entreprend de redonner vie aux pièces où avaient vécu jusqu’à 5 000 personnes et fait appel à ses amis américains. L’association Kress, les descendants de Rockefeller et l’ambassadeur Douglas Dillon répondent à son appel par des dons d’argent et de mobilier : quatre tableaux de Jean-Baptiste Oudry sont restitués et deux cabinets en bois d’amboine rejoignent la Salle de Billard de la Reine.
Lorsque Gérald Van der Kemp rencontre Florence Harris, qui a grandi à Washington, le lien avec les Etats-Unis est scellé : les époux emménagent dans le château. Ils entretiennent des relations étroites avec les mécènes en organisant voyages et réceptions, et créent la Versailles Foundation à New York en 1970. Proche de membres de l’administration Nixon, Florence Harris obtient des avantages fiscaux pour les donateurs américains et formalise les échanges financiers.
Des meubles de la Salle de Jeu de Louis XVI à Saint-Cloud reviennent à Versailles, tout comme la porcelaine peinte La toilette de la Sultane et quatre bustes d’empereurs du XVIIIe siècle. En 1973, le « sauveur de Versailles » organise l’un de ses derniers coups d’éclat pour la Galerie des Glaces : il invite cinq créateurs de mode de chaque pays à se livrer une bataille de haute couture. Le show, qui marque l’histoire de la mode, est placé sous le patronage de Marie-Hélène de Rothschild et permet de lever 204 000 dollars.
Versailles Foundation et Amis Américains
Aujourd’hui encore, la Versailles Foundation est dirigée par Barbara de Portago, fille du couple Van der Kemp. A la fin des années 1990, elle a été rejointe par un second regroupement de mécènes : les Amis américains de Versailles. En 1998, la Texane Catharine Hamilton arpente le parc de Versailles en compagnie d’Olivier De Rohan, directeur des Amis de Versailles, association reconnue d’utilité publique fondée en 1907 et dédiée au mécénat français. Cette francophile ne se contente pas de devenir membre d’honneur de leur bureau : elle se lance dans un projet de restitution sans précédent. Là où il ne reste qu’un terrain vague, elle promet de ressusciter le Bosquet des Trois Fontaines. Elle crée alors l’association des Amis américains de Versailles, jumelle de l’organisation française.
Le décor extérieur du Pavillon Frais de Trianon a été reconstitué grâce à l’association American Friends of Versailles. © Christian Millet/Château de Versailles
Jonathan Marder, membre du conseil d’administration, se souvient avoir chaussé ses bottes en caoutchouc pour visiter les lieux, aujourd’hui méconnaissables. « Catharine Hamilton a été très claire sur l’importance de cet endroit dans l’histoire des jardins. Le Bosquet n’a pas seulement été conçu par André Le Nôtre : il s’agit de l’unique bosquet de Versailles inspiré d’un dessin du roi. Et nous allions le restaurer, coûte que coûte. » A force de conférences et de réceptions, Catharine Hamilton parvient à rassembler l’équivalent de trois millions d’euros pour un chantier de cinq ans. Le résultat dépasse les espérances des donateurs. « Il y a peu de choses dont je sois aussi fier que ce panneau, à l’entrée du Bosquet des Trois Fontaines, sur lequel sont inscrits les noms des tous les Amis Américains, à jamais reconnus pour leur contribution. Je trouve cela très touchant, et incroyablement beau. »
D’autres projets de même ampleur se succèdent, telle la rénovation du treillage du Pavillon Frais — salle à manger estivale du Jardin français du Petit Trianon. Plus récemment, les American Friends of Versailles ont entamé une restauration d’intérieur afin de sauver le plafond de la salle des Gardes de la Reine, dont les peintures s’effritaient. La pièce ouvrira ses portes en 2019.
Les citoyens americains anonymes au secours des jardins
Si les grands donateurs se voient attribuer des facilités d’accès au château, participent à des événements privés et peuvent prétendre à une déduction d’impôts, tous les mécènes n’ont pas les moyens d’avoir leur nom gravé dans la Galerie de Pierre basse. « Les projets de restauration des Amis américains sont le fait de personnes influentes, car il s’agit du moyen le plus efficace de lever des fonds. La restauration du Bosquet des Trois Fontaines n’était pas une action populaire », admet Jonathan Marder. Il existe pourtant d’autres bienfaiteurs de Versailles qui ne sont pas issus de l’élite économique et culturelle américaine.
Le parterre de l’Orangerie, en contrebas du château de Versailles. © Christian Milet/Château de Versailles
En décembre 1999, lorsqu’une tempête s’abat sur l’Europe, le New York Times illustre la catastrophe par une photographie du Trianon. « C’est symbolique », estime Catherine Pégard. Les jardins de Versailles sont ravagés : des milliers d’arbres sont fendus ou déracinés. « Les Américains ont été les premiers à se mobiliser pour restaurer le parc. » L’allée du Petit Trianon est replantée grâce à la levée de fonds de la Florence Gould Foundation et aux dizaines de particuliers qui adoptent un hêtre, un aulne ou un peuplier.
Ponctuellement, des associations caritatives ou de préservation du patrimoine s’attachent aussi à sauvegarder des éléments du domaine. En 2001, la World Monuments Fund remet à neuf le théâtre de la Reine, construction aux intérieurs de carton, de bois et de faux marbre nichée au cœur du domaine du Trianon. La French Heritage Society finance la remise en état d’une collection de traîneaux à neige du XVIIIe, exposés dans la Galerie des Carrosses.
« Le mécénat en général a beaucoup évolué lors des vingt dernières années, et le mécénat international s’est développé », explique Serena Gavazzi. Un mécénat français tourné vers l’éducation, la solidarité, l’aide technique et l’accessibilité à tous les publics est apparu. « Les Américains s’investissent plutôt dans les projets patrimoniaux et la programmation culturelle : il y a une palette immense de choses à faire entre les trois châteaux, les deux théâtres et les immenses jardins. »
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