Paris ne manque pas de palais somptueux, d’hôtels particuliers majestueux et de demeures d’excellence en tout genre. Les hasards de l’histoire ont voulu que ce soit dans l’un de ces édifices, un parmi d’autres, que se joue une bonne part du destin de la France moderne. A l’écart des grandes voies de circulation parisienne, rue du Faubourg-Saint-Honoré, le palais de l’Elysée, siège de la présidence et résidence officielle du chef de l’Etat depuis plus de 170 ans, n’a peut-être pas le lustre de la Maison-Blanche ou de Buckingham Palace. Mais, pour le monde entier, il est le symbole d’un système républicain aux allures de monarchie. Ne le surnomme-t-on pas « le Château » ?
Lorsque cet hôtel particulier est construit, entre 1718 et 1722, le quartier du Faubourg-du-Roule, dans l’actuel 8e arrondissement de Paris, a des allures campagnardes. C’est d’ailleurs sur des terres maraîchères que Louis-Henri de la Tour d’Auvergne, comte d’Évreux, son premier propriétaire, le fait édifier. Pour financer l’opération, ce proche du régent Philippe d’Orléans a eu la bonne idée d’épouser la fille de l’armateur Antoine Crozat. Ce dernier, alors considéré comme l’homme le plus riche de France, a bâti sa fortune sur le négoce avec la Louisiane et la traite négrière. On retiendra donc – symbole plutôt gênant – que, sans le commerce esclavagiste, le siège actuel de la présidence française n’aurait jamais vu le jour.
Toujours est-il que le comte y vécut trente et un ans, jusqu’à sa mort en 1753, laissant son nom au palais pour un bon bout de temps. La célèbre marquise de Pompadour, maîtresse favorite de Louis XV, en fit alors l’acquisition, avant que, neuf ans après sa mort, l’hôtel d’Évreux ne tombe en 1773 dans l’escarcelle du banquier Nicolas Beaujon. La dernière propriétaire avant la Révolution sera la duchesse de Bourbon, fille du duc d’Orléans.
Les années folles de la Révolution
A partir de 1789, le palais, réquisitionné par le nouveau pouvoir, vit des heures agitées – un projet de « temple à l’égalité » est même à l’étude ! Si la duchesse de Bourbon retrouve son bien en 1795, elle n’a plus les moyens de l’entretenir et en cède une partie à des locataires. Parmi eux, les parents du futur poète Alfred de Vigny. Des concerts et des bals populaires y sont organisés et des « chambres privées » accueillent des amours clandestines. L’Elysée transformé en hôtel de passe !
C’est Napoléon Bonaparte qui va sceller le sort du palais, qu’il avait repéré avant d’y habiter, lorsque son beau-frère, le maréchal Murat, s’en était porté acquéreur en 1805. Couronné roi de Naples en 1808, ce dernier abandonne tous ses biens français à l’Etat. Délaissant les Tuileries, jusqu’ici résidence des souverains français, qu’il juge « inhabitables », l’empereur prendra ses quartiers à l’Elysée en février 1809 et y signera son acte d’abdication le 22 juin 1815.
Après la Restauration, le palais accueillera quelques années le duc de Berry, fils du roi Charles X, avant de rester quasiment inoccupé pendant trois décennies, servant essentiellement à héberger des monarques ou des princes étrangers de passage à Paris. Et c’est par une loi ordinaire du 12 décembre 1848, après la révolution de Février ayant rétabli le régime républicain, que l’Assemblé nationale assigne le palais comme résidence du président de la République. De Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, à Emmanuel Macron, vingt-cinq hommes – mais aucune femme ! – s’y succéderont.
Faure, Deschanel et Doumer
L’un de ces hôtes de l’Elysée, Félix Faure, président de 1895 à 1899, est resté célèbre pour y avoir trouvé la mort. Et pas dans n’importe quelles circonstances. Selon toute vraisemblance, il était en pleins ébats amoureux avec sa maîtresse, Marguerite Steinheil. Ce qui aurait fait dire à Georges Clemenceau, alors son adversaire politique : « Il voulut être César ; il ne fut que Pompée. »
Un autre président, Paul Deschanel, défraya également la chronique. Souffrant de graves troubles mentaux, il s’est retrouvé un jour le long d’une voie ferrée en pyjama : il était tombé du train présidentiel en marche, à la hauteur du village de Mignerette, dans le Loiret. On l’a découvert une autre fois debout au milieu d’un étang. De temps à autre, il se prenait pour un corbeau. Il a fini par démissionner en septembre 1920, sept mois après son élection.
La vie de l’un de ses successeurs, Paul Doumer, fut marquée par de nombreuses tragédies. N’avait-il pas perdu quatre de ses cinq fils à la guerre ? Quelques mois après son élection, le 6 mai 1932, il fut assassiné en plein Paris. Au total, il n’avait passé que onze mois à l’Elysée. Encore qu’il n’y vécut guère, lui préférant son appartement de la rue de Bièvre, dans le 5e arrondissement, François Mitterrand, lui, détient le record de la longévité à l’Elysée : 5 109 jours, soit presque quatorze ans.
L’Elysée côté jardin
Au fil des changements de propriétaires et de locataires, le bâtiment et son parc subirent quantité de modifications. Le comte d’Évreux ne reconnaîtrait pas l’ensemble architectural qu’il a fait construire il y a trois siècles. Le parc a changé de visage à de nombreuses reprises. A la fin du XVIIIe siècle, on y trouvait une cascade artificielle, un moulin et même une laiterie : il se présente aujourd’hui sous la forme d’une longue pelouse incurvée bordée de fleurs, de bosquets et de magnifiques arbres.
Il n’empêche. L’Elysée a gardé le charme des demeures anciennes. Pour l’essentiel, le mobilier date du XIXe siècle. Les salons, la bibliothèque et la salle à manger en font un chef-d’œuvre architectural qui se visite uniquement lors des Journées européennes du patrimoine, au mois de septembre chaque année. Une des particularités du palais est le nombre impressionnant de pendules : quelque 300, toutes plus jolies les unes que les autres.
Si les murs, les meubles et les tapisseries sont le témoignage des diverses périodes de l’histoire du palais, un lieu, au sous-sol, est d’une modernité absolue : le « poste de commandement Jupiter ». On a en effet donné le nom du dieu des dieux, porteur de la foudre, à l’ancien abri anti-aérien où a été installé en 1977 le commandement de la force nucléaire.
La ruche présidentielle
L’Elysée est une véritable ruche, où s’affairent plus de 800 employés de toute sorte. Les auteurs Patrice Duhamel et Jacques Santamaria listent les métiers représentés dans L’Elysée : Coulisses et secrets d’un palais (2012) : archivistes, argentiers, chauffagistes, chauffeurs, civils et militaires chargés des tâches administratives, cuisiniers, ébénistes, électriciens, femmes et hommes de ménage, fleuristes, gendarmes, horlogers, huissiers, infirmières, jardiniers, lingères, lustriers, maîtres d’hôtel, mécaniciens automobiles, médecins, menuisiers, pâtissiers, policiers, pompiers, puéricultrices, secrétaires, sommeliers et tapissiers.
De Gaulle n’aimait guère ce palais, qu’il trouvait peu commode et dont l’histoire ne lui paraissait guère glorieuse. Probablement avait-il en tête les années tumultueuses de la Révolution. Le « grand Charles » aurait souhaité déplacer le siège de la présidence à l’hôtel des Invalides ou au château de Vincennes, deux lieux autrement plus prestigieux. Qui plus est, le chef de l’Etat et ses collaborateurs auraient pu y disposer d’un héliport. Cela ne s’est jamais fait, mais il est prévu qu’en cas d’événement grave, comme une crue exceptionnelle de la Seine, les services de la présidence soient transférés à Vincennes, à une dizaine de kilomètres du palais.
En attendant, bien des hommes et des femmes politiques rêvent de poser leurs bagages dans le bâtiment qu’occupèrent Charles de Gaulle (de 1959 à 1969), François Mitterrand (1981-1995), Raymond Poincaré (1913-1920) ou encore Adolphe Thiers (1871-1873). Le nombre de candidat(e)s à chaque élection présidentielle suffit à l’attester. Aucun d’entre eux ou d’entre elles ne peut ignorer que, dans la mythologie grecque, l’Elysée est le lieu où séjournent après leur mort les hommes vertueux et les guerriers valeureux.
Article publié dans le numéro d’avril 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.