Paris, début des années 1880. Après avoir édifié d’innombrables ponts, des gares, des églises, construit des charpentes métalliques pour toutes sortes de bâtiments, après avoir aussi réalisé l’ossature de la statue de la Liberté de son ami Bartholdi, Gustave Eiffel, qui entre dans la cinquantaine – il est né en 1832 –, veut frapper un grand coup. L’Exposition universelle de 1889 approche. Quelle pourrait être sa contribution à cet événement planétaire d’autant plus important qu’il correspond au centenaire de la Révolution française ?
L’idée de tours gigantesques est dans l’air. Les Anglais et les Américains n’ont que ça en tête. Achevé en 1884, l’obélisque de Washington ne fait que 169 mètres. Conçu quelques années auparavant, un projet de tour de 300 mètres à Philadelphie n’a pas abouti. En France, l’idée d’une colonne en maçonnerie de même hauteur a connu un sort identique. Un jour de juin 1884, Maurice Koechlin et Emile Nouguier, les deux des principaux collaborateurs d’Eiffel, débarquent dans le bureau de leur patron. « Tu nous as demandé de réfléchir à des idées de monument pour l’Exposition universelle ? Nous avons une proposition à te faire », lui disent-ils en substance. Koechlin pose un dessin sur la table. « Un pylône ? », s’exclame Eiffel. « Non, une tour de mille pieds », rétorque Koechlin.
Eiffel n’est pas enthousiasmé. Mais, plutôt que d’écarter le projet, il demande à Koechlin et Nouguier de revoir leur copie. Trois mois plus tard, les deux hommes reviennent avec le même projet, mais totalement redessiné par l’architecte Stephen Sauvestre. La tour n’a plus rien d’une pile de pont ou d’un vulgaire pylône. La base a été élargie. Des arches monumentales relient les quatre montants et le premier étage. Cette fois, la tour ne manque pas d’allure. Et comment mieux célébrer le progrès technique qu’en construisant un édifice entièrement métallique ?
Une tour aux amours manquées
Gustave Eiffel, cette fois, est très intéressé. Dans une biographie romancée qui paraîtra en avril, La vraie vie de Gustave Eiffel, Christine Kerdellant a imaginé la scène : « Il regarde le dessin sous toutes ses coutures. Pourquoi lui est-il vaguement familier ? Soudain, il comprend. La tour ressemble à un ‘A’. Un ‘A’ pointu, une majuscule gigantesque, mais joliment tracée, comme à la plume, un peu incurvée. Un ‘A’ comme Adrienne. Un ‘A’ comme Alice. Comme s’il jetait à la face du monde, sur trois cents mètres de hauteur, ses amours passées. Ces amours manquées, fantasmées ou idéalisées. »
Adrienne, c’était la jeune Bordelaise dont le père, Marcelin Bourgès, avait refusé de lui donner la main. Quant à Alice, il s’agissait de la cousine qu’enfant il retrouvait l’été près de Dijon, sa ville natale, et dont il était éperdument amoureux. A laquelle pensait-il le plus ? On ne le saura jamais. Toujours est-il qu’Eiffel, convaincu désormais de la pertinence du projet, en rachète les droits à ses collaborateurs. Contrairement à l’idée reçue, ce n’est donc pas lui qui a conçu la tour qui porte son nom. Il n’était pas architecte, et encore moins artiste comme son ami Bartholdi, mais ingénieur. Et quel ingénieur ! Diplômé en 1855 de l’École centrale des arts et manu-factures, il fait ses premières armes dans des entreprises de construction métallique, participant notamment à la réalisation d’ouvrages ferroviaires, registre dans lequel il fait vite la preuve de sa maîtrise de l’architecture du fer. Sa première grande œuvre sera le pont de Bordeaux.
Fort de ces premières expériences, il crée en 1866 sa propre entreprise, spécialisée dans les charpentes métalliques, qu’il établit à Levallois-Perret, aux portes de Paris. Alliant des talents d’entrepreneur à une parfaite connaissance des aspects techniques de son métier, Eiffel enchaîne les réalisations spectaculaires. Parmi celles-ci, le viaduc de Porto sur le Douro, ceux de Saigon (Hô Chi Minh-Ville) au Vietnam et de Garabit dans le Cantal, la gare de Pest en Hongrie et la coupole de l’Observatoire de Nice. Bourreau de travail, Eiffel est aussi un patron respecté. Il sait s’entourer des meilleurs collaborateurs et traite avec beaucoup d’égards l’ensemble de ses employés.
Le clou de l’Exposition universelle
Ce n’est donc pas un hasard si le brillant ingénieur emporte en novembre 1886 le concours pour la construction de l’édifice qui sera le clou de l’Exposition universelle de Paris trois ans plus tard. Sortie de terre en à peine plus de deux ans, et sans qu’aucun accident mortel n’eut été déploré parmi les ouvriers, la tour est une prouesse technique. Avec ses 312 mètres de hauteur, portés à 324 mètres après l’installation d’antennes, elle sera le bâtiment le plus élevé au monde jusqu’à l’édification du Chrysler Building de New York en 1930.
Mais il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne. Aux honneurs succèdent bientôt l’opprobre. Poursuivi par la justice dans le scandale du canal de Panama, Eiffel est condamné pour escroquerie et emprisonné pendant plusieurs mois. Bien que réhabilité, il reste meurtri par cet épisode malheureux et met un terme à sa carrière d’entrepreneur. Il se retire des affaires et va dès lors se consacrer à des travaux scientifiques en météorologie et en aérodynamisme, se passionnant notamment pour l’aéronautique, alors à ses balbutiements.
Sa vie privée demeure assez mystérieuse. Marguerite, qu’il avait épousée en 1862, était morte de la tuberculose en 1877. Ensemble, ils avaient eu cinq enfants. Claire, l’aînée, jouera un rôle très important aux côtés de son père, à la fois son bras droit dans les affaires et la maîtresse de la maisonnée. Eiffel, qui ne se remariera pas, aura l’occasion de retrouver Adrienne, son ancienne fiancée, et peut-être de rétablir avec elle une relation amoureuse. C’est du moins ce qu’imagine Christine Kerdellant dans son livre.
Reste le plus important : la tour auquel Gustave Eiffel a donné son nom. Elle devait être détruite au bout de vingt ans. Un peu plus de cent trente ans après son édification, elle continue à dominer Paris de toute sa splendeur et, en accueillant plus de sept millions de visiteurs par an, demeure plus que jamais l’emblème de la capitale française.
Article publié dans le numéro de février 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.