Avec son encre à bille et son design intemporel, le stylo Bic est une révolution technologique. Fonctionnel et bon marché, ce stylo jetable fabriqué depuis 1950 à Clichy est aussi un symbole de la société de consommation. A raison de trois stylos Bic écoulés chaque seconde, c’est le stylo bille le plus populaire au monde.
Depuis l’invention du tout premier stylo à bille en 1888 par John J. Loud, un Américain du Massachusetts, l’accessoire peine à trouver son public en France, où l’on écrit traditionnellement à la plume. Il faudra attendre la fin des années 1940 et la révélation d’un Français – Marcel Bich, directeur d’une société fabriquant des pièces détachées d’articles d’écriture à Clichy – pour l’élever au rang d’objet culte.
La légende raconte qu’un éclair de génie frappa Marcel Bich alors qu’il poussait une brouette « chargée de 50 kilos de pommes de terre ». « Tout s’éclairait soudain », écrit-il dans ses notes autobiographiques. « Qu’était en définitive le stylo à bille ? Tout simplement l’application de la roue à l’écriture ! » La fable précise qu’il traçât aussitôt sur le sol, à l’aide de la brouette, son nom – « Bich » – en lettres cursives.
Sa rencontre au cours d’une promenade à cheval en 1950 avec un autre cavalier – Pierre Guichenné, président de l’Agence française de propagande – fut déterminante. Séduit par le produit révolutionnaire décrit par son nouvel ami, l’homme de publicité s’associe au projet et convainc Marcel Bich d’atrophier son nom de famille « d’un coup de H » pour en faire une marque universelle en trois lettres – Bic – facile à prononcer dans toutes les langues.
Une technologie à la pointe
Mais comment fabriquer une bille techniquement parfaite et l’enchâsser pour empêcher toute fuite d’encre ? Les deux amis rachètent sa licence d’exploitation de la technologie de la bille au Hongrois Lazlo Biro. Après deux ans de recherche sur des tours d’horlogerie suisses capables de travailler au centième de millimètre, la bille miracle sortit des ateliers de Clichy en 1951. Ainsi naît le Bic Cristal, en apparence d’une extrême simplicité, mais en réalité, une réussite technologique. S’il ne pèse que 5,9 grammes, sa machine est bien rodée.
Son corps transparent permet d’observer le niveau d’encre. Il en contient suffisamment pour couvrir deux kilomètres de papier, et elle sèche en moins de deux secondes. Le petit trou sur l’une de ses six facettes fonctionne comme une soupape de sécurité, laissant échapper l’air pour atténuer la pression. L’encre est dirigée ainsi vers la pointe en laiton où la bille solide est sertie au micron près (0,001 millimètre) : hermétisme assuré.
Son capuchon stylisé a la couleur de l’encre : traditionnellement rouge, noire, verte ou bleue. Son design parfait a séduit les amateurs de papeterie – certains collectionnent même ses éditions limitées, comme la collection « or et argent », à l’occasion du soixantième anniversaire de la marque en 2011. Le stylo Bic remplit sa fonction à la perfection pour un minimum de matière. Fondateur d’une époque en quête de pratique et de vitesse, il a naturellement trouvé sa place dans les collections permanentes du MoMA et de Beaubourg.
Une publicité de masse
Pour faire connaître leur invention, ses créateurs lancent en 1951 une gigantesque campagne publicitaire pour laquelle le célèbre affichiste Raymond Savignac popularisa le slogan « Elle court, elle court, la pointe Bic ». Dans la rue, à la radio, au cinéma, Bic est partout ! La marque s’invite dans la caravane publicitaire du Tour de France. En 1956, elle force même insidieusement les portes des écoles avec la distribution aux écoliers de buvards publicitaires signés Jean Effel. « N’écrivez pas à la diable… écrivez à la Bic ! »
Pour s’implanter aux Etats-Unis, entre 1950 et 1964, Bic finance des spots publicitaires de plus en plus créatifs à la télévision américaine. Dans l’un d’eux, un homme glisse un Bic dans le canon de son fusil, tire. Miracle, le stylo carbonisé, qui a traversé la cible, écrit encore… La société encaisse un million de dollars de pertes par an, mais en 1961, Bic écrase la concurrence avec sa nouvelle bille en carbone de tungstène, plus dure que l’acier, qui élimine les bavures.
A la tête de son empire, celui qui se faisait désormais appeler le « baron Bic » lorgne le marché scolaire. Il commande, toujours à Savignac, le dessin d’un petit écolier en culotte courte, pull-over et cravate, la tête en forme de bille. L’écolier devient l’emblème de la marque et le dessin porte la mention « approuvé dans les écoles ». Il faut se souvenir qu’avant le stylo à bille, l’écriture constituait en France un critère de sélection redoutable. Une coulure d’encre pouvait vous valoir de porter le bonnet d’âne ou pire, vous fermer à jamais les portes des grandes écoles et de l’administration…
Querelles d’écoles
Cédant à la pression médiatique, le ministère de l’Education nationale envisage d’autoriser le stylo à bille à l’école. Polémique en France ! Dans les réunions de professeurs se rejoue la querelle des Anciens et des Modernes. Les défenseurs des pleins et des déliés proclament dans France-Soir : « Ecrire à la plume est un devoir de politesse envers les instituteurs ». Dans le camp adverse, on dénonce le conservatisme de l’écriture à la plume et on applaudit le progrès. « Il est illogique de continuer à enseigner aux enfants l’écriture qui a été mise à la mode par le couvent des Oiseaux au milieu du siècle dernier », s’insurge-t-on dans Madame Express.
Trois ans avant Mai 68, des slogans fleurissent : « La main humaine cherche le moindre effort, la bille la libérera et pourra courir au rythme de la pensée ». Et la pointe finit par terrasser la plume. Le 3 septembre 1965, l’Education nationale capitule en publiant la circulaire sur l’apprentissage de l’écriture, autorisant officiellement le stylo Bic à l’école : « Il n’y a […] pas lieu d’interdire les instruments à réservoir d’encre, ni même les crayons bille qui procurent des avantages de commodité pratique, […] permett[a]nt sans effort excessif des doigts, du poignet et de l’avant-bras, d’obtenir progressivement une écriture liée, régulière et assez rapide ». Avec l’arrivée du Bic à l’école, les ventes sont multipliées par cinq en France, passant de 200 000 à 600 000 stylos vendus par jour en cinq ans. Détournant son utilisation, les élèves passent sans complexe de la « sarbacane » (projetant de fines boulettes de papier mâché) à des démonstrations de « pen spinning« , cet art de faire glisser le stylo d’un doigt à l’autre le plus rapidement possible…
Aujourd’hui, les ventes du stylo Bic atteignent 20 millions par jour dans le monde. Fort de ce succès planétaire, la marque poursuit son expansion en diversifiant ses activités. En 1973, elle marque à nouveau les esprits avec le lancement du briquet Bic : le premier briquet industriel à flamme réglable, comme celle d’un Zippo. Implanté sur tous les continents, avec des usines en Afrique du Sud, au Mexique, au Brésil et en Chine, Bic produit également des rasoirs, des bateaux et, depuis peu, des téléphones portables jetables. Mais le stylo Bic Cristal demeure son tour de force.
Article publié dans le numéro de septembre 2015 de France-Amérique.
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