Broadway

« Le Roi lion fait rire à Paris comme à New York »

Vingt-cinq ans après sa première à Broadway, Le Roi lion est toujours aussi populaire : c’est la comédie musicale qui a fait le plus d’entrées au monde et sa version française vient d’être renouvelée pour une nouvelle saison au théâtre Mogador, à Paris. Un classique que l’on doit à la metteuse en scène et réalisatrice américaine Julie Taymor. Elle nous reçoit dans sa maison de Garrison, au nord de New York, et revient sur ses plus grands succès – Le Roi lion, Spider-Man: Turn Off the Dark, La Flûte enchantée, Le Songe d’une nuit d’été, M. Butterfly, Across the Universe, Frida... – et ses débuts dans le Paris des années 1960.
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Julie Taymor. © Frank Veronsky/Disney

France-Amérique : En 1997, vous adaptiez à Broadway Le Roi lion de Walt Disney avec un casting d’acteurs noirs chantant dans plusieurs langues africaines. Vous étiez très en avance sur Hamilton

Julie Taymor : Oui, très en avance, en recrutant des acteurs et des chanteurs noirs dans un spectacle qui ne traitait pas du racisme. A cette époque, les comédies musicales et les pièces montées aux Etats-Unis n’employaient des Noirs que si elles traitaient du racisme. J’ai insisté pour avoir des acteurs noirs, pas seulement parce qu’ils étaient africains mais parce qu’ils étaient excellents. Aussi, de nombreuses musiques étaient sud-africaines. Nous avions donc besoin de chanteurs sud-africains capables d’interpréter les cinq langues utilisées dans le spectacle. J’ai toujours été intéressée par les productions qui mêlent les cultures. Dans la tournée du Roi lion en Asie, depuis quatre ans, 23 nationalités sont représentées !

Dans M. Butterfly (1988), un diplomate français aime une chanteuse chinoise qui est en réalité un homme. Dans Frida (2002), on découvre que l’artiste mexicaine Frida Kahlo était bisexuelle. Et dans The Glorias (2020), votre dernier film, on suit l’essor de la pionnière du féminisme américain Gloria Steinem. Vous étiez aussi en avance sur le mouvement woke ?

En avance à l’époque, peut-être, mais dépassée aujourd’hui. Je ne suis pas certaine que Hollywood me permettrait maintenant de réaliser Frida, parce que je ne suis pas mexicaine. On m’accuserait d’appropriation culturelle. Le wokisme, dont je ne conteste pas le principe, a fait quelques ravages dans le monde du spectacle.

Parlez-nous de vos débuts sur scène et de votre relation avec la France…

J’ai commencé à jouer au théâtre à l’âge de six ans et j’ai fondé, à Boston, à l’âge de 16 ans, une compagnie théâtrale qui s’appelait Riot. J’ai alors pris conscience qu’il fallait suivre une formation professionnelle. Attirée par le mime, je suis partie pour Paris où régnait alors, en 1969, le mime Marceau. Je l’ai trouvé trop conventionnel. J’ai rejoint l’école plus créative de Jacques Lecoq. Il nous apprenait comment raconter une histoire avec les mouvements de notre corps. Ou à nous identifier à un objet. A l’Ecole internationale de théâtre Jacques Lecoq, nous apprenions à incarner le vent, une flamme, la pluie… J’y ai également découvert l’art des masques, si présents dans Le Roi lion et dans plusieurs de mes opéras, Oedipus Rex en particulier. A y réfléchir, cette année passée à Paris a déterminé tout mon travail artistique, qui est essentiellement visuel. Jacques Lecoq m’a aussi persuadée qu’il fallait organiser tout spectacle, pièce de théâtre, film ou opéra autour de ce qu’il appelait un idéotype, un symbole qui résume l’œuvre.

Pouvez-vous nous donner un exemple ?

Le Roi lion est organisé autour d’un cercle, que l’on retrouve dans toutes les scènes. La Flûte enchantée autour d’un triangle, Le Songe d’une nuit d’été autour d’un lit et The Glorias autour d’un autocar, parce que toute la vie de Glora Steinem est en mouvement, d’une ville à l’autre, d’une rencontre à l’autre…

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© Hervé Pinel

A Paris, en 1969, vous découvrez aussi le cinéma français…

Oui, surtout Jules et Jim de François Truffaut, avec la merveilleuse Jeanne Moreau. J’admire, depuis lors, certains acteurs et actrices : Simone Signoret, Gérard Depardieu, Jean-Paul Belmondo ou encore Alain Delon, un acteur complexe. Mais pour être franche, je ne suis pas fan de cinéma français. Depuis la Nouvelle Vague, je trouve les films français trop bavards et pas assez visuels. Ce n’est pas du cinéma, mais des conversations filmées – toujours des histoires de couple, souvent des jeunes filles séduites par des hommes plus âgés. Le pire, c’est Jean-Luc Godard, totalement intellectuel. Ce n’est pas de l’art. Peut-être suis-je partiale, parce que ne parlant pas français, je ne peux pas suivre ces conversations filmées. Il est vrai aussi, quand on habite New York, qu’il est difficile de voir des films français. Les rares salles d’art et essai qui les projetaient ont presque toutes disparu. D’une manière générale, les Américains ne connaissent pas le cinéma étranger. Une situation qui empire.

Vous rejetez donc le cinéma français en bloc ?

Non, il y a des exceptions, en particulier les films qui nous font découvrir les milieux immigrés à Paris, généralement invisibles au cinéma. Par exemple, La Haine de Mathieu Kassovitz et Un prophète de Jacques Audiard.

Quitter sa famille pour se trouver seule à Paris, à 16 ans, ça n’a pas dû être facile tous les jours…

Oui, parce que j’étais américaine, j’étais sans cesse accusée d’être responsable de la guerre au Vietnam. J’avais le plus grand mal à expliquer aux Français que, moi aussi, j’étais contre cette guerre.

Depuis lors, la roue a tourné et Paris vous a apporté le succès !

C’est vrai. Le Roi lion en français est un succès et a été prolongé pour une saison supplémentaire au théâtre Mogador. Ceci grâce à une troupe exceptionnelle. Mais aussi, comme pour chaque création, j’assiste aux répétitions et j’adapte la mise en scène au public local. Pour les Français, c’est assez simple, parce qu’ils ont le même sens de l’humour que les Américains. Par contre, les Coréens ou les Arabes, à Abou Dhabi, ne comprennent pas nos plaisanteries : je dois les adapter ou les supprimer. J’ai aussi un problème avec les singes : aux Etats-Unis, « singe » est une expression méprisante pour désigner les Afro-Américains. Donc pas de singe sur scène dans le monde occidental. En revanche, à Shanghai, j’ai ajouté des singes, parce qu’en Chine, c’est un animal populaire, vénéré et qui porte bonheur !

Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

J’ai un grand projet inspiré du mythe coréen du tigre blanc, un film sur la protection de la nature. Mais c’est tellement ambitieux que les studios de Hollywood sont terrorisés. L’époque n’est pas favorable à l’innovation et à la prise de risque. De plus, je ne suis qu’une femme blanche. Mais je ne veux pas rester pour l’éternité la metteuse en scène du Roi lion. Ceci dit, je suis retournée récemment à Broadway pour assister aux débuts d’une nouvelle troupe. Le public riait aux mêmes moments qu’il y a vingt-cinq ans !


Entretien publié dans le numéro d’avril 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.