Silhouette longiligne, glissée dans une robe de satin dessinée par Jeanne Lanvin, parée de bijoux Boucheron et les cheveux blonds coupés au carré. En mai 1931, Lee Miller pose pour le magazine américain Vogue. Quelques années plus tôt, au détour d’une rue à Manhattan, la jeune femme de 19 ans manque de se faire renverser par une voiture. Un passant la retient in extremis par le bras. Cet homme providentiel n’est autre que Condé Nast, le magnat américain de la presse magazine. Une rencontre hasardeuse et déterminante.
Lee Miller se lie d’amitié avec l’homme d’affaires. Frappé par sa beauté et son audace, il lance sa carrière de mannequin. Bientôt, elle pose devant l’objectif d’Edward Steichen, le photographe star de Vogue, et devient le symbole de la garçonne des Années folles. Mais sur ces photos, son regard est fuyant… Jouer les mannequins l’ennuie. « Je préfère prendre une photo qu’en être une », déclarait-elle.
A 22 ans, Lee Miller rêve d’aller à Paris. Sur les conseils d’Edward Steichen, elle fait sa valise et part à la rencontre de son compatriote américain, le photographe surréaliste Man Ray, qui y vit. Elle tombe par hasard sur l’artiste dans un café et le sollicite pour qu’il l’engage comme apprentie. Peu enthousiaste, Man Ray lui annonce qu’il ne prend pas d’assistants et qu’il s’apprête à partir en vacances. Elle lui répond du tac au tac : « Je sais, je pars avec vous. » Devant son insistance, l’artiste finit par accepter de l’initier à la photographie. Elle pose pour lui comme modèle et se forme à ses côtés. De cette collaboration artistique naîtra une histoire d’amour.
Avec Man Ray, Lee Miller découvre le Paris des surréalistes. Dans ce mouvement d’avant-garde, les artistes s’inspirent de l’inconscient, de l’univers du rêve et du hasard. Elle fréquente les poètes Paul Eluard et André Breton, les peintres Max Ernst, Salvador Dalí et Marcel Duchamp. Dans ses mises en scène aussi élégantes que dérangeantes, inspirées par ce mouvement, Lee Miller prend sa revanche sur son enfance volée, marquée par un viol. Elle place des éléments disparates tels que des queues de souris, des mannequins morcelés – comme un pied de nez à son ancien métier – et même un sein découpé après une mastectomie, qu’elle pose dans une assiette, entre un couteau et une fourchette, prêt à être dévoré. C’en est trop pour le rédacteur en chef de Vogue Paris, Michel de Brunhoff, qui lui intime l’ordre de quitter le studio.
En 1930, Lee Miller prend son envol professionnel et emménage seule à Montparnasse, où elle ouvre son propre studio. Elle travaille pour les maisons de Jean Patou, Elsa Schiaparelli et Coco Chanel. Sans jamais abandonner son statut de muse : elle apparaît dans le film surréaliste de Jean Cocteau Le sang d’un poète, en 1930. Parallèlement, sa relation avec Man Ray se détériore. Lee Miller croit à l’amour libre mais lui est possessif et jaloux de ses aventures avec d’autres hommes. Après trois années de fusion artistique et amoureuse, elle quitte Man Ray malgré ses menaces de suicide. En 1939, elle part à Antibes retrouver son amant, le peintre britannique Roland Penrose, qui passé l’été en compagnie de Picasso et Dora Maar.
De la mode à la guerre
Deux mois plus tard, le 1er septembre, Hitler envahit la Pologne. L’ambassade américaine encourage Lee Miller à rentrer au pays. Au lieu de cela, elle décide de rejoindre Roland Penrose à Londres. Pour l’édition britannique de Vogue, elle documente l’Angleterre sous les bombes et le quotidien des femmes dans l’effort de guerre : infirmières, auxiliaires de l’armée, pilotes du service féminin de la Royal Air Force. Ses images de femmes parées au combat, en uniforme ou équipées de masques à gaz ou de boucliers anti-feu, marquent son glissement vers la photo de guerre.
Fin 1942, Lee Miller obtient une accréditation de l’armée américaine pour documenter la guerre en Europe ; c’est l’une des rares femmes photojournalistes à recevoir cette autorisation. Sa mission commence en juillet 1944, un mois après le débarquement en Normandie. Vêtue de son treillis et de son casque, la photographe couvre l’avancée des troupes alliées à travers l’Europe en exclusivité pour Vogue, qui décide pour l’occasion d’élargir sa ligne éditoriale.
A quelques kilomètres d’Omaha Beach, elle signe un reportage sur un hôpital de campagne américain, où elle documente la souffrance des soldats et le travail des infirmières. Sur place, dans la boue et le sang, elle boit avec les hommes, apprend à dépasser sa peur et dit même apprécier l’odeur de la poudre. Elle part ensuite photographier la libération de Saint-Malo, en Bretagne. Mais Lee Miller est mal informée. Quand elle arrive, la ville est encore aux mains des Allemands. Seule reporter sur place, elle photographie le bombardement américain. « Les coups de feu faisaient tomber des blocs de pierre dans la rue », témoigne-t-elle. « Je m’abritais dans une tranchée boche, me cachant derrière les remparts. Mon talon s’enfonça dans une main détachée de son corps et je maudissais les Allemands pour avoir détruit de façon horrible et sordide cette ville qui avait été si belle. »
Sans le savoir, ses images de panaches de fumée blanche dans le ciel de Saint-Malo révèlent l’utilisation précoce du napalm, largué par avion par les forces américaines en France. Ces photographies sont immédiatement censurées par l’état-major. Et Lee Miller est assignée à résidence à Rennes pour avoir outrepassé le cadre initial de son reportage en photographiant une zone de combats alors qu’elle devait rester à l’arrière.
Dans cette guerre, elle n’est plus un simple témoin mais un soldat, comme le souligne David E. Scherman, son acolyte et photographe de Life, qui deviendra son amant : « Lee est devenue un G.I. » A peine relâchée, elle rejoint Paris, où elle immortalise la libération de la ville, place de la Concorde en août 1944, puis la libération de l’Alsace. Sans complaisance, elle photographie des groupes de femmes tondues pour les punir de leurs relations avec les occupants allemands.
Ses photos les plus marquantes sont la libération des camps de concentration de Dachau et de Buchenwald, en Allemagne, qu’elle documente en avril et en mai 1945. Lee Miller découvre les piles de corps sans vie, les survivants squelettiques et hagards, leurs yeux braqués sur l’objectif. Le choc est immense. Elle décide de révéler les crimes commis par le régime nazi, comme sur cette image montrant un groupe de soldats américains en train d’examiner un wagon ferroviaire chargé de cadavres. Sidérée, elle envoie un télégramme à l’éditrice de Vogue à Londres : « Je t’implore de croire que c’est vrai. »
Dans la baignoire d’Hitler
Au milieu de l’horreur, Lee Miller fait parfois preuve de dérision. Comme pour un article de mode, elle s’attarde sur un détail, tel que les bottes de fortune d’un ancien prisonnier de Buchenwald, fabriquées à partir de morceaux de cuir. Dans le texte accompagnant la photo, elle écrit avec ironie que « le pyjama à rayures ne sera plus jamais à la mode ». Son autoportrait dans la baignoire d’Hitler est un autre exemple célèbre.
Le 30 avril 1945, Lee Miller et David E. Scherman sont envoyés dans un immeuble réquisitionné par les Américains à Munich. En arrivant, ils réalisent qu’ils sont dans l’ancien appartement d’Hitler. « Je me suis lavée de la saleté de Dachau dans sa baignoire », racontera-t-elle. Si cette mise en scène subversive est pour Lee Miller l’occasion de se purifier symboliquement, sa pose nue devant un portrait du Führer, qui s’est suicidé quelques heures plus tôt, fera scandale.
Le retour à la paix est difficile. Souffrant de stress post-traumatique, elle ne trouve plus le sommeil sans de fortes doses d’alcool et de somnifères. A 40 ans, elle tombe enceinte et s’installe avec son mari Roland Penrose dans le Sussex, en Angleterre. Mais Lee Miller n’est pas faite pour la vie de femme au foyer et les images des camps de la mort ne cessent de la hanter.
Une nouvelle passion la sort de la dépression : la cuisine. Elle organise un repas blanc pour cent personnes et invente pour ses amis des recettes surréalistes comme le poulet vert, les spaghettis bleus, des choux-fleurs en forme de sein ou la glace à la guimauve et au Coca-Cola ! Elle meurt des suites d’un cancer en 1977, à l’âge de 70 ans. Après sa mort, son fils Antony Penrose retrouvera ses négatifs et publiera en 1985 sa biographie : The Lives of Lee Miller (traduit en français sous le titre Les vie de Lee Miller). Un titre au pluriel qui résume parfaitement le destin de cette femme hors du commun.
Lee Miller au cinéma
Il fallait bien un film pour raconter cette vie au scénario invraisemblable. Lee sera réalisé par l’Américaine Ellen Kuras et verra le jour en 2023. Kate Winslet incarnera Lee Miler, Jude Law son mari, Roland Penrose, et Marion Cotillard, Solange d’Ayen, la rédactrice mode de Vogue Paris, le tout sur la musique d’Alexandre Desplat.
L’exposition Lee Miller : Photographe professionnelle (1932-1945) sera visible jusqu’au 25 septembre 2022 au festival Les Rencontres de la photographie, à Arles.
Article publié dans le numéro de septembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.