French Connection

Les pompons tricolores de Norfolk

Niché sur les côtes sud de la Virginie, le port de Norfolk, jumelé avec Toulon, abrite une communauté française bercée depuis des décennies aux flonflons militaires de la marine américaine. Balade sur le trémolo des tambours.
Le cuirassé-musée U.S.S. Wisconsin, dans le port de Norfolk. © Mobilus In Mobili

Derrière l’étroite porte qui chancèle, une panoplie d’accessoires capillaires jonche les tables devant les miroirs et les fauteuils en cuir. En pénétrant à petits pas, on s’aventure alors dans le cœur mystérieux du monde sauvegardé de Jacqueline Crews. Entre nous, ce salon de coiffure à l’accent français que la Parisienne entretient depuis une dizaine d’années semble sorti tout droit du Montmartre ou Belleville des années 1960. Un bout de Paris échoué sur les bords de l’Amérique. Norfolk, c’est un peu le point de chute des amourettes entre marins américains et belles Françaises. « Je suis arrivée ici en 1971 pour me marier avec un officier de la Navy rencontré en France », raconte, hésitante, la femme dont le regard vacille par occasion. « Nous nous sommes séparés après deux ans, mais je suis finalement restée ici, parce que je n’avais pas de famille. Même si la flânerie de Paris et les études d’arts au collège Ganneron me manquaient. » Si les clients aiment tant venir se faire couper les cheveux chez cette femme qui parle anglais avec un accent à faire frémir un linguiste, c’est qu’entre deux coups de ciseaux Jacqueline Crews leur conte de longs récits aux allures de romans d’après-guerre. Un charme authentique qu’elle cultive avec sa décoration surannée, sa tenue vestimentaire un peu démodée et les douces mélodies de ses intonations francophones.

Norfolk renferme d’atypiques histoires. Comme Jacqueline Crews, Emmanuelle Pouliquen s’est mariée à un officier de la Navy, alors qu’elle était juste venue profiter de vacances. Arrivée en 1992, cette descendante des comtes d’Orléans, dont la famille possède un château construit en 1366 dans le Berry, ne pensait vraiment pas rester. « Je suis venue sur un coup de tête total », confie-t-elle. « A une fête, un officier m’a couru après et un jour, il s’est présenté avec une bague. Il ne me plaisait pas, mais parfois les mariages arrangés sont ceux qui tiennent. Comme je dis souvent, je suis ni de gauche, ni de droite, je suis royaliste. Puis quelques années après, il a disparu aussi vite qu’il était arrivé, sans raison. Aujourd’hui ce sont mes enfants qui me retiennent ici. » Son seul lien avec la France : la riche histoire de sa famille et cette lettre signée de Napoléon Bonaparte en personne, envoyée par l’empereur à l’une de ses ancêtres lors de la mort de son mari pendant la campagne de Russie, qui trône aujourd’hui chez elle dans un large cadre.

Le bastion d'une longue entente militaire

L’histoire entre Norfolk et la France est ancienne, presque autant que la famille d’Emmanuelle Pouliquen. En s’engageant sur les pavés de Botetourt Street, dans le bas de la ville, on tombera facilement sur Selden House, une maison où le poète symboliste Francis Vielé-Griffin, fils d’un général français et ami de Mallarmé, a passé la majeure partie de sa vie. Et sur les champs de bataille voisins de Yorktown et de Chesapeake résonnent encore les coups de canons du marquis de La Fayette et du comte de Rochambeau, qui aidèrent les patriotes américains à se délivrer du colon anglais. « Norfolk rend hommage à la France depuis toujours », explique Peter Schulman, écrivain et professeur de français à Old Dominion University. « Il y a des clins d’œil partout : Botetourt, Plume ou Grandby Street, ou même le quartier de Ghent qui vient de Gand, ville belge où s’est signée en 1814 l’armistice entre les Etats-Unis et le Royaume-Uni. »

A l’ombre des immeubles modernes de Norfolk subsistent de vieilles bâtisses qui attestent des violents combats passés. Et c’est en se laissant happer par l’odeur de l’océan et en débarquant sur la rade que l’on découvre le puissant caractère maritime de la cité portuaire. Là, près des docks, des embarcadères et des navires qui cicatrisent, se tient, en majestueux gardien d’un patrimoine, l’U.S.S. Wisconsin, cuirassé aux six étoiles acquises durant la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée et surnommé « WhisKy ». Mais Norfolk n’est pas qu’une geôlière de l’Histoire. L’endurante maritime renferme la plus grande assise militaire du monde qui est un peu excentrée et préfère tenir sa position au nord de la ville. Elle abrite désormais 100 000 militaires, dont 63 Français venus, au sein de l’OTAN, effectuer un service au nom de la paix mondiale. Corinne, femme de l’amiral Christian Canova, est arrivée à ses côtés en 2005 et « se sent, malgré les différences notables de cultures, complètement intégrée à cette noble région où la sensation d’espace et de liberté est dominante ». Même si ce n’est pas son rôle officiel, elle prend également plaisir à assister les femmes de militaires fraîchement débarquées et à leur donner quelques bons conseils. Elle aime d’ailleurs à dire qu’elles sont « arrivées par le même bateau ».

Une communauté divisée

Malgré une présence française conséquente, une énigme subsiste. Dans le petit port à l’ascendance militaire, Français de l’OTAN et civils forment deux communautés à part entière. « Pour une raison géographique », selon Corinne Canova. « Les Français étrangers au monde militaire n’habitent pas les mêmes quartiers que nous. » Nicole Yancey, consul honoraire de France pour le sud de la Virginie, confirme que les deux colonies « ne se mélangent pas vraiment », avant d’expliquer que « la vie de ces soldats français, souvent là pour deux ou trois ans, est bien remplie par l’OTAN ». « Lorsqu’ils ont le temps », ajoute-t-elle, « ils préfèrent vivre l’aventure américaine que rencontrer d’autres Français. »

Laurent Olmeta, à Norfolk depuis 2008 avec sa petite famille et cadre supérieur chez CMA-CGM, première société française de transport maritime, a bien fait la connaissance de militaires français, mais admet « que c’est une réalité et qu’ils restent beaucoup entre eux ». Si bien que ce bout de France de l’autre coté de l’Atlantique, qui ressemble parfois à une ébauche de communauté, a un goût d’inachevé. Une involution à laquelle Corinne Canova semble vouloir remédier lorsqu’elle évoque le « devoir de nouer, via l’Alliance Française, un peu plus de contacts avec les civils français ».


Article publié dans le numéro de décembre 2009 de France-AmériqueS’abonner au magazine.