C’était l’époque des parfums sucrés et entêtants, des collants en lycra brillants et des grands shows télévisés. Le temps où les petites filles rêvaient de devenir choristes ou danseuses pour les chanteurs à la mode, aux noms aujourd’hui oubliés. Cléo, treize ans, fille d’un couple issu de la classe moyenne de la banlieue parisienne, rêve de devenir danseuse. A la sortie d’un cours de modern jazz, elle fait la connaissance de Cathy, une femme qui la séduit par son allure, son sillage d’Opium de Saint Laurent et l’avenir qu’elle semble lui ouvrir.
Après plusieurs rendez-vous, Cléo est invitée à un déjeuner où elle doit être évaluée par le jury de la fondation Galatée, qui promet aux adolescentes des bourses pour étudier à l’étranger. Emmenée dans une pièce à part, elle se retrouve seule avec un homme qui introduit ses doigts en elle en lui demandant si elle n’est pas frigide. Sidérée, incapable de comprendre ce qu’il s’est réellement passé, Cléo repartira avec quelques billets en poche et se taira, malgré le dégoût, les nausées et les terreurs nocturnes. Elle ira même, pour l’amour de Cathy, jusqu’à aider ses bourreaux à recruter d’autres proies, sans vraiment savoir ce qu’elle fait.
Chavirer s’ouvre sur l’image de Cléo adulte, danseuse de cabaret et de plateau télé évoluant dans un monde d’illusion où les paillettes et les lumières masquent la sueur et la douleur. Construit comme un puzzle, le roman livre des fragments de sa vie, jeune fille puis femme en quête d’une impossible perfection, dont le corps meurtri par les heures d’exercice se couvre d’ecchymoses et dont la carrière décline avec l’avènement de la téléréalité. Dessinant une constellation de personnages – Yonasz, l’ami de collège, Betty, une autre petite danseuse abusée par un homme de trente ans son aîné, Lara, la colocataire amante, ou Claude, l’ancienne habilleuse –, Lola Lafon tourne autour d’une femme insaisissable, enchaînée à un secret qui la met en pièces.
Autrice de La petite communiste qui ne souriait jamais, portrait romancé de la gymnaste roumaine Nadia Comaneci, et de Mercy, Mary, Patty, une fiction sur l’enlèvement de l’héritière américaine Patricia Hearst, Lola Lafon explore dans son sixième roman les mécanismes de l’emprise, met au jour les ressorts d’un système qui rend possible l’exploitation des corps avec la complicité, parfois involontaire, de l’entourage. Jusqu’à ce que l’époque change, à la suite de #MeToo, autorisant une nouvelle génération à libérer la parole. «Qu’adviendra-t-il des incertaines ? De celles et de ceux qui ne s’en sortent pas, ou laborieusement, sans gloire ? On finit par célébrer les mêmes valeurs que ce gouvernement que l’on conspue : la force, le pouvoir, vaincre, gagner. » C’est pour celles et ceux restés dans l’ombre, celles et ceux dont la voix ne porte pas qu’écrit Lola Lafon, à rebours de la mythologie contemporaine des femmes puissantes.
Chavirer de Lola Lafon, Actes Sud, 2020.
352 pages, 20,50 euros.
Article publié dans le numéro de mars 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.