Pour la première fois depuis sa création, le Goncourt a été décerné non pas à un roman mais à un récit historique : L’ordre du Jour par Eric Vuillard, un récit hallucinant de 130 pages récemment publié aux Etats-Unis sous le titre The Order of the Day.
La première surprise passée, on ne peut que se féliciter de la décision du jury : roman ou récit qu’importe au lecteur empoigné par le drame de la préparation, du déroulement et des conséquences de l’Anschluss, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie en 1938 ? Vuillard décrit avec une verve, une insolence et une indignation à couper le souffle non seulement les chefs nazis mais aussi les militaires, les bourreaux, les hommes politiques autrichiens, anglais ou français sans oublier les industriels. Le rôle joué par les puissants patrons entre autres de Krupp, Bayer, Siemens et IG Farben est précisé âprement.
Le livre n’est pas à proprement parler un récit chronologique mais davantage une série de scènes, souvent saisissantes, quasi cinématographiques (ce qui n’est pas pour étonner de la part d’un écrivain cinéaste). Ces interruptions — fast forward ou flash back — donnent à ses portraits une épaisseur surprenante. Ainsi, on voit Ribbentrop à Londres du temps de son ambassade « tout à son aise… s’étendant sur ses prouesses sportives » et six ans plus tard, à Nuremberg, « dans la baraque où les potences sont dressées », s’avançant vers l’échafaud « accablé à l’approche de la mort. Un vieillard claudicant ».
Une autre série retrace l’abjecte démission du gouvernement autrichien. Le chancelier Schuschnigg, au visage mou, bredouillant, se débattant en vain contre un Hitler déchaîné. Il aura cependant un sursaut de dignité, « un dernier geste de noyé », en proposant un plébiscite sur l’indépendance de l’Autriche. Geste aussi inutile qu’éphémère provocant la rage de Hitler. L’avance des troupes allemandes est inexorable et Schuschnigg sera jeté en prison. Il y restera sept ans, survivra et aura une fin de vie paisible. Après la guerre, il s’établira aux Etats-Unis « et deviendra un Américain modèle, un catholique modèle, un professeur d’université modèle », enseignant — comble de l’ironie — les sciences politiques.
Si Vuillard est maître dans l’art d’évoquer des événements d’un comique grotesque comme la panne des Panzers à la frontière autrichienne ou la méprise de Lord Halifax prenant Hitler pour un valet et lui tendant son pardessus, il ne relâche cependant jamais la tension du récit. Bien au contraire.
Ainsi il détaille la cruauté avec laquelle sont traités les prisonniers travaillant dans les usines allemandes pour souligner, avec une fureur qu’il ne dissimule pas, que ces mêmes patrons seront à peine ébranlés par la défaite allemande. Et finalement il rend un hommage poignant aux Viennois qui choisissent de se tuer plutôt que d’accepter l’horreur qui consacra l’annexion. « Peut-être [avaient-ils] aperçu depuis leur fenêtre ces Juifs que l’on traîne par la rue … [où] parmi la foule hurlante, les Juifs accroupis, à quatre pattes, forcés de nettoyer les trottoirs sous le regard amusé des passants ». Et Vuillard, de son écriture exacte, donne des chiffres : « Il y eut plus de mille sept cents suicides en une seule semaine. Bientôt annoncer un suicide dans la presse deviendra un acte de résistance. » Mais devant les représailles, le silence retomba.
C’est un livre bouleversant : lisez-le.
Eric Vuillard, L’ordre du jour, Actes Sud, 2017.