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Naissance d’un pont, l’Amérique vue par Maylis de Kerangal

L’eau et l'Amérique – réelle et fantasmée – infiltrent l’ensemble de l’œuvre de Maylis de Kerangal, fille de capitaine au long cours née en 1967 et qui a grandi au Havre.
© Denys Nevozhai

En 2008, elle consacre un roman à la pratique du plongeon à Marseille (Corniche Kennedy) puis fait le récit de la transplantation du cœur d’un surfeur (Réparer les vivants, 2013), succès public et critique. Le style de Maylis de Kerangal est comparable à un flot de mots. Son écriture l’a aussi transportée vers le rivage américain. Elle écrit son premier roman, Je marche sous un ciel de traîne (2000) dans le Colorado. Toujours aux Etats-Unis, Naissance d’un pont (Prix Médicis 2010) est une épopée contemporaine qui se déroule dans le nord de la Californie, dans la ville imaginaire de Coca, dont le maire, John Johnson dit « le Boa », souhaite faire le nouveau Dubai.

Le futur ouvrage doit relier le centre financier de la ville à la forêt de l’autre côté du fleuve. Vers ce projet titanesque convergent plusieurs existences : ingénieurs expatriés, grutiers, conducteurs, ouvriers indiens ou chinois. Dans cette tour de Babel de béton et d’acier, le roman croise les vies, les corps, les espoirs et les souffrances. Le progrès technologique et la destruction d’un milieu naturel constituent la tension dramatique de ce « roman chantier ».


France-Amérique
: Ce livre se présente en quatrième de couverture comme un « roman fleuve à l’américaine ». Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? De quoi se compose votre Amérique imaginaire ?

Maylis de Kerangal : L’idée du roman américain catalyse l’idée d’une prééminence de l’espace sur le temps, de la géographie sur l’histoire : la terre vierge de l’aventure. Un espace clivé, qui tient ensemble la nature primitive et la ville géante, l’horizon et la skyline, la prairie et la highway. Cliché et fantasme, cette Amérique imaginaire vient avant tout du cinéma américain. Ce que j’aime dans la littérature américaine, c’est son aptitude à faire monde, autrement dit sa « physique », mélange de violence et de sensualité, qui est d’abord une écriture des lieux et des corps. L’idée que l’archaïque et le moderne s’y donnent rendez-vous. J’ai retrouvé cela en découvrant il y a quelques années l’œuvre de Louise Erdrich.

La présence des Indiens s’est-elle imposée ?

Ils se sont installés au fur et à mesure dans mon histoire. Ecrire sur les natives permet d’ouvrir un immense champ romanesque, de faire référence à leur extinction, leur génocide peut-être. Dans cette histoire de conquête du paysage, il y a une dimension de progrès, de développement, une dimension épique mais qui peut assez vite se commuer en menace et en destruction.

Votre livre est qualifié de « western technique ». Dans ce genre typiquement américain, quelles œuvres vous ont inspirée ?

Quand je parle de western, ce n’est pas seulement une référence au genre. C’est aussi l’idée du paysage, du cinémascope, d’un livre en plan large. Habituellement, la littérature fournit des figures, des situations pour le cinéma. Ici, j’ai fait l’itinéraire inverse. J’ai adapté une scène du film Red River [La Rivière rouge d’Howard Hawks, 1948]. Le moment où les pionniers arrivent, mettent un genou à terre, goûtent le sol avec leur langue et jettent leurs chapeaux en l’air en criant « Ca y est, on y est ! » est directement importée du film.

Quelles recherches documentaires avez-vous fait pour écrire ce livre ?

Le pont de Coca suit la structure du pont de San Francisco, le Golden Gate, construit entre 1933 et 1937. J’ai essayé d’hybrider cet « archi pont » avec un pont de fiction. J’aurais pu me caler sur de grands ouvrages qui ont fait parler d’eux en France, comme le viaduc de Millau, mais j’ai souhaité inscrire de la distance. Choisir un pont mythique, de couleur rouge, et ne pas décrire un pont historique pour lequel j’aurais eu accès à toutes les ressources bibliographiques. J’ai aussi étudié les effets de ce pont, ce qu’il avait produit sur l’environnement. Il ne relie pas seulement deux espaces, il en crée un troisième. J’ai bénéficié de du programme Stendhal de l’Institut Français. C’est une aide au voyage lorsqu’on a un projet romanesque qui se passe à l’étranger. Je n’ai pas fait tant de recherches que ça, mais j’ai rencontré beaucoup de personnes qui travaillaient sur la structure du Golden Gate, dont une jeune femme responsable de sa maintenance. A San Jose, j’ai rencontré un spécialiste de la nation Ohlones, les Indiens de la baie de San Francisco. Cela a beaucoup joué dans le livre. En se rendant sur place, on capte aussi les paysages et l’atmosphère.

Pourquoi avoir emprunté des noms d’auteurs célèbres comme Diderot et Thoreau pour nommer vos personnages ?

C’est un jeu de piste. Pour Thoreau, je faisais plus référence au poète naturaliste, l’auteur de Walden [1864]. Pour Diderot, c’est un hommage et un nom qui sonne bien aussi. C’est l’auteur de Jacques le fataliste et son maître [1796], un livre qui a compté pour moi. C’est aussi un encyclopédiste, je voyais ce personnage comme un homme multi platine, un ingénieur qui pouvait être en charge du management, de la météo et le patron du chantier.

Quel est votre rapport à la littérature américaine ?

Je l’ai découverte assez tard. J’ai apprécié les œuvres de F. Scott Fitzgerald, Jim Harrison, Joyce Carol Oates, William Faulkner. Je viens de terminer aujourd’hui un livre de James Agee, Une saison de coton [2013]. Cette littérature m’intéresse. Lors de mon premier séjour américain, je lisais Richard Ford. J’écris avec une caisse de livres à portée de main, une playlist. Au moment de l’écriture de Naissance d’un pont, je lisais des livres d’ethnologie, comme Don’t Sleep, There Are Snakes de Daniel Everett [Le monde ignoré des Indiens Pirahãs, 2010], pas forcément des romans. Les livres de l’historien Georges Didi-Huberman m’accompagnent aussi beaucoup.

Vous faites partie de cette génération de jeunes écrivains, comme Olivia Rosenthal ou François Bégaudeau, qui gravitent autour de la maison d’édition Inculte. Quels éléments de votre travail d’écriture vous rapprochent ?

Nous partageons, je crois, une même idée que la littérature n’est pas affaire de sujet. Qu’il n’est point de sujet noble ou ignoble mais que le roman est résolument plastique. Nous partageons aussi une conception particulière de l’auteur, en signant des livres collectifs. Nous partageons aussi une même attention à l’oralité, à la polyphonie des écritures et des langues, une convergence vers certains auteurs, comme W.G. Sebald et Claude Simon, et l’idée que la littérature n’a pas d’assignation, qu’elle est libre alors de frayer sur d’autres terrains que le sien : les sciences humaines, l’histoire, la science, la philosophie, l’art contemporain.


Article publié dans le numéro de décembre 2014 de France-AmériqueS’abonner au magazine.