Beyond the Sea

Sarah Bernhardt, une superstar française contestée en Amérique

Avec pas moins de neuf tournées effectuées aux Etats-Unis durant sa longue carrière, l’actrice Sarah Bernhardt (1844-1923) a sans doute été la Française la plus célèbre de son époque outre-Atlantique. Et quand elle ne traversait pas de part en part le Nouveau Monde, les correspondants américains envoyés en Europe ne manquaient jamais une occasion de relayer les faits et gestes de celle que partout on célébrait comme une idole. Une exposition parisienne, intitulée Sarah Bernhardt : Et la femme créa la star, rend actuellement hommage à la tragédienne décédée il y a cent ans.
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Sarah Bernhardt photographiée chez elle par Nadar, à Paris, vers 1890. © Paris Musées, Petit Palais

Le 15 octobre 1880, lorsqu’elle embarque au Havre avec son équipe pour une première tournée de sept mois aux Etats-Unis, Sarah Bernhardt est âgée de 35 ans. Comment une femme si jeune, aussi talentueuse soit-elle dans l’art de dire des vers, peut-elle obtenir un contrat dont la presse française comme internationale prédit qu’il va lui rapporter une véritable fortune ? Amour du théâtre français de la part d’une nation qui n’a pas encore de conservatoire ? Pas seulement. Car, avouons-le, les spectateurs américains sont assez rares à comprendre la langue de Molière. A tel point que la question s’est posée de savoir si la grande Sarah allait jouer en anglais : « Je préfère jouer dans un bon français que dans un mauvais anglais ! » Pour aider le public, le génial impresario Henry Abbey se contentera de faire traduire et imprimer les textes récités sur scène. Si ce n’est l’amour du théâtre, que sont venus applaudir alors les millions d’Américains prêts à débourser la somme incroyable de 25 dollars pour assister à l’une des 156 représentations que donnera l’idole française du 27 octobre 1880 au 3 mai 1881 ? La réponse tient en deux syllabes : le scandale !

« Mademoiselle révolte »

En 1880, Sarah Bernhardt a derrière elle une jolie carrière et une réputation de femme libre qui n’est plus à faire. Après un deuxième prix obtenu au Conservatoire d’art dramatique de Paris, la jeune fille est engagée à la Comédie-Française, sans doute grâce à l’intervention du duc de Morny, protecteur de sa mère, courtisane qui a su se hisser dans les sphères les plus élevées de la galanterie. Sarah Bernhardt se fait remarquer une première fois dans L’Ecole des femmes de Molière, mais c’est à une gifle, celle qu’elle donne à une vénérable sociétaire de l’institution, qu’elle doit surtout sa réputation… et son renvoi. Victor Hugo, qui lui fait une cour assidue, lui offre son premier triomphe en faisant d’elle Doña Maria, la reine de Ruy Blas, au théâtre de l’Odéon. Le succès est tel que la Comédie-Française, huit ans après l’avoir congédiée, lui ouvre de nouveau ses portes en 1874. Celle qu’on surnomme déjà « la voix d’or », selon la formule de l’auteur des Misérables, enchaîne les succès : Le Mariage de Figaro, Phèdre, Hernani… Jusqu’à ce jour d’avril 1880 où la comédienne décide de rompre son contrat suite à l’échec de L’Aventurière, dont elle rend responsable l’administrateur : « C’est mon premier échec à la Comédie », lui écrit-elle. « Ce sera le dernier. »

Sarah Bernhardt en Doña Maria dans Ruy Blas de Victor Hugo, en 1872. © Bibliothèque nationale de France
Sarah Bernhardt « endormie » dans son cercueil, vers 1880. © Achille Mélandri/Ville de Paris/Bibliothèque Marguerite Durand/Paris Musées, Petit Palais

Mais les lois du théâtre ne sont pas celles du cœur. En juillet 1880, l’actrice rebelle est condamnée à verser 100 000 francs de dédommagement à la Comédie-Française. La proposition d’Henry Abbey de partir en tournée aux Etats-Unis arrive donc à point nommé. Et en attendant l’heure du départ, Sarah Bernhardt teste son répertoire auprès du public de Londres : Hernani, Phèdre, Le Sphinx, ainsi que deux créations : Adrienne Lecouvreur et Frou-Frou. Le succès est phénoménal. Oscar Wilde la surnomme « la divine Sarah ». Il faut dire que son agent a l’art de faire parler d’elle. Il fait circuler des photos montrant la star allongée dans un cercueil où, dit-on, elle a l’habitude de se reposer. Amoureuse à la scène, on lui prête à la ville des liaisons avec les plus puissants. Comme Cléopâtre, elle se déplace avec un bestiaire improbable composé d’un perroquet, d’un singe, d’un léopard et de quelques caméléons. C’est tout ça que l’Amérique s’apprête à découvrir.

La méthode Bernhardt

Sous la plume des chroniqueurs de l’époque, le nom de Sarah Bernhardt rime autant avec le mot scandale qu’avec celui de talent. A cette fille-mère qui déclare sans fard élever seule son fils de 16 ans, la prude Amérique a tôt fait de reprocher ses mauvaises mœurs. Les prédicateurs mettent en garde la population : cette créature mi-ange mi-démon constitue une menace pour les âmes vertueuses. Et si la scène new-yorkaise lui réserve un accueil triomphal (elle y reste un mois et y donne 27 représentations dans sept rôles différents), les portes de la bonne société lui sont fermées à double tour. Boston ne réagit pas autrement, d’autant que la tragédienne a la mauvaise idée de poser sur le dos d’une baleine morte, mise en scène jugée macabre…

Un autre motif de blâme apparaît de manière récurrente : les origines juives de l’actrice. « Cette talentueuse fille de Judée, qui a un don certain pour l’autopromotion, a insisté pour obtenir une forte rémunération ainsi que des honneurs publics », rapporte le Chicago Tribune. Et ils sont nombreux à reprocher à l’actrice d’avoir obtenu des conditions trop avantageuses pour cette tournée dont la démesure – 50 villes visitées ! – est soupçonnée de mettre à mal l’économie du divertissement tout entière. D’où le refus d’un certain nombre de directeurs de théâtre de lui ouvrir les portes de leur établissement. C’est ainsi qu’au Texas, Sarah Bernhardt joue dans une tente de 5 000 places dressée au milieu d’un champ, mais aussi dans un saloon ou encore une patinoire. Peu perméable à la pression, la comédienne déclare : « J’ai donné l’une des meilleures performances de mon histoire à Dallas il y a quelques nuits. J’admire votre peuple ici-bas et je m’exercerai autant au Texas que partout ailleurs sur terre. »

Le 26 mars 1906, Sarah Bernhardt joue La dame aux Camélias dans un chapiteau de 5 000 places à Dallas. © Library of Congress

Pour faire taire ceux qui la disent cupide, elle reverse les recettes de ses représentations, ici pour les victimes du séisme de San Francisco, là pour celles de l’antisémitisme en Russie. Elle se montre tout aussi imperturbable après un féroce réquisitoire prononcé contre elle par l’évêque catholique de Montréal peu de temps avant sa venue. Par voie de presse, elle lui répond : « Cher collègue, pourquoi m’attaquer si violemment ? Les acteurs ne devraient pas être si durs entre eux. » Finalement, l’esprit de la Française aura raison des résistances et, lors des dernières représentations qu’elle donne à New York, en mai 1881, dans La Dame aux camélias, elle est applaudie comme seule les gloires incontestées le sont : 17 rappels après le troisième acte, 29 après le cinquième ! « Elle a été vue et elle a conquis », commente la presse. Telle est la méthode Bernhardt : un charme ravageur et un talent sans limite.

Une femme engagée

Durant sa neuvième et dernière tournée aux Etats-Unis, Sarah Bernhardt montre au peuple américain le visage d’une femme courageuse et engagée. En 1870, durant la guerre franco-prussienne, elle avait organisé un hôpital militaire ambulant au théâtre de l’Odéon. Au moment de l’affaire Dreyfus, elle s’était rangée aux côtés d’Emile Zola pour défendre l’officier déchu. Aussi, durant la Première Guerre mondiale, malgré l’amputation de sa jambe droite en 1915, l’actrice rejoint le front, avec d’autres vedettes de l’époque, pour se produire devant les soldats et soutenir leur moral. L’année d’après, en 1916, elle s’embarque pour une tournée de 18 mois aux Etats-Unis avec l’ambition de sensibiliser l’opinion publique au sort de l’Europe en guerre. Quand on est capable de faire pleurer les foules dans une langue inconnue, rien ne paraît impossible, n’est-ce pas ? Le mot de la fin revient à la plus internationale des Françaises, alors âgée de 72 ans : « Ma bonne étoile continue son ascension et tant qu’elle brillera fort au firmament, je n’aurai rien à craindre. Je me sens jeune, j’ai plaisir à vivre, car mon esprit est jeune et ne mourra jamais. »


Sarah Bernhardt : Et la femme créa la star
, jusqu’au 27 août 2023 au Petit Palais, à Paris.


Article publié dans le numéro de juillet-août 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.