« Tout m’émerveille, aussi bien les visions imprévues que celles que je prévoyais », écrit Simone de Beauvoir en arrivant à New York. Si son compagnon, le célèbre philosophe Jean-Paul Sartre, est déjà allé aux Etats-Unis, c’est la première fois qu’elle visite ce pays qu’elle ne connaît que par ses écrivains. Elle est d’ailleurs surprise de constater qu’Hemingway, Dos Passos et Steinbeck, admirés en France, sont méprisés chez eux. La France qu’elle vient de quitter est encore marquée par la Deuxième Guerre mondiale, l’Occupation et les rationnements alimentaires. D’abord déconcertée par les facilités qu’offre la société de consommation américaine, elle se laisse séduire par « le goût de l’Amérique », la richesse des drugstores, la profusion de nourriture et le whisky.
Seule, elle marche des kilomètres dans Manhattan le long de l’Hudson River, s’assoit sur un banc pour regarder jouer les enfants, observe Brooklyn depuis l’East Side. Pour la première fois de sa vie, elle oublie Paris et fait réellement l’expérience de l’altérité : « Ce n’est pas seulement dans un pays étranger que j’ai atterri, mais dans un monde autre, un monde autonome, séparé. » Sortant des sentiers battus, elle fréquente les clubs de jazz, les ateliers d’artistes et préfère aller écouter des gospels à Harlem avec l’écrivain noir Richard Wright (l’auteur de Native Son et de Black Boy), à qui le livre est dédié, plutôt que fréquenter les soirées mondaines. Elle fraye avec les intellectuels progressistes, les étudiants, sympathise avec les chauffeurs de taxi et les cireurs de chaussures.
C’est en philosophe existentialiste et femme de gauche, proche du Parti communiste, qu’elle observe la société américaine et ses inégalités, côtoie les ivrognes du Bowery pour mieux se fondre dans la ville. « Ce n’est pas avec des mots que je saisirai New York. Je ne pense plus à la saisir : je m’y décompose. » Avec Wright, que les badauds fusillent du regard quand il vient la chercher à son hôtel, elle comprend les mécanismes de la ségrégation et de la discrimination. Citant l’économiste suédois Gunnar Myrdal, elle pointe le grand « dilemme américain » : des valeurs de dignité, de liberté et d’égalité, partagées par tous, qui « trouvent dans la situation faite au noir, le plus flagrant démenti ». Alors qu’elle voyage en bus entre Jacksonville et Savannah, elle compare l’attitude du blanc américain à celle du colon français : « Ils prétendent ‘connaître’ le noir exactement comme le colon français croit ‘connaître’ l’indigène, parce que leurs serviteurs sont noirs. »
En quatre mois, elle visite une cinquantaine de villes, donnant des conférences dans les universités où elle constate le fossé qui sépare les étudiants riches des pauvres et déplore la passivité d’une jeunesse dépourvue de grands projets, à rebours du mythe de l’entrepreneur parti de rien. Surprise par les rêves conventionnels des college girls préoccupées par la chasse au mari, Beauvoir est déçue par la féminité agressive des femmes américaines qui semblent avoir baissé les armes sur le terrain de l’égalité. « Au lieu de dépasser les résultats acquis par leurs aînées », constate-t-elle, « les femmes n’essaient que d’en jouir statiquement, ce qui est une grave erreur puisqu’une fin n’est jamais valable qu’en tant que nouveau point de départ ».
Durant son séjour américain, Beauvoir tient à se déplacer comme les gens « normaux » en voiture, en bus Greyhound, en train, plus rarement en avion. Parmi les villes qu’elle visite, parfois au pas de course, l’une tient évidemment une place à part : Chicago, où elle fait la connaissance de l’écrivain Nelson Algren, qui devient son amant, même si elle ne dit rien de ses sentiments dans son journal. Leur rencontre a failli ne jamais avoir lieu puisque lorsqu’elle lui téléphone, son accent français est tellement fort qu’il la prend pour un vieux voisin polonais et raccroche. Elle devra s’y reprendre à trois fois pour qu’il accepte enfin de lui parler et de la rejoindre. A sa demande, il lui fait découvrir les bas-fonds de Chicago, à pied et sous la neige, l’emmène dans un asile de nuit où la réceptionniste lettrée et droguée lui demande des nouvelles de Saint-Germain-des-Prés.
A la fin de son périple, avant de s’envoler pour Paris, elle reviendra passer quelques jours à Chicago, arpentant les trottoirs noircis, visitant les abattoirs, une prison où elle rencontre un prisonnier enfermé dans le couloir de la mort et un hôpital psychiatrique, s’enfonçant encore plus profondément dans la « noire poésie » d’une ville qui « sent l’homme comme aucune ville au monde ». Comme en témoignent les lettres à Nelson Algren, publiées en France en 1997, Beauvoir entretiendra pendant près de vingt ans cet « amour transatlantique ». Mais en mai 1947, elle choisit de quitter les Etats-Unis qu’elle compare à un « champ de bataille » pour rentrer à Paris, « réapprendre la France » et « rentrer dans [s]a peau ».
L’Amérique au jour le jour de Simone de Beauvoir, Gallimard, 1997.
Lettres à Nelson Algren : Un amour transatlantique (1947-1964) de Simone de Beauvoir, Gallimard, 1999.
Article publié dans le numéro de mars 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine.