Albertine Diaries

La Floride et les Caraïbes à travers les yeux d’une enfant

Chaque mois, France-Amérique donne la parole aux pensionnaires de la Villa Albertine, l'institution culturelle du ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères, qui propose un programme annuel de 60 résidences artistiques et culturelles aux Etats-Unis. Ce mois-ci, la poétesse martiniquaise Simone Lagrand, qui a passé six semaines à Miami. De ses rencontres et de ses déambulations dans cette mégalopole au ras de l’eau a surgi l’idée d’un roman, « une fiction climatique » qui envisage le futur de la Floride et des Caraïbes à travers les yeux d’une enfant.
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Le centre culturel de Little Haiti, à Miami.

Un jour, je me suis assise dans la cour du centre culturel de Little Haiti. Des enfants y sautaient à la corde. Avaient-ils conscience de vivre dans une zone menacée de gentrification climatique, parce que située en hauteur et donc protégée de la montée du niveau des océans? (Les prévisions pour la région de Miami annoncent une hausse d’au moins 60 centimètres d’ici 2060.) A quoi ça ressemble, une enfance dans ce quartier assailli par l’eau et les promoteurs immobiliers ?

C’est ainsi qu’a vu le jour Vénus, l’héroïne de ce roman dont j’ai initié l’écriture pendant ma résidence en Floride. Vénus est née à Little Haiti d’une mère haïtienne et d’un père martiniquais. Elle ne parle pas mais entend tout : les conversations téléphoniques de ses parents avec un agent immobilier pirate qui convoite leur petite maison sur Northwest Second Avenue, à quelques pas de la librairie créole Mapou, la voix de sa grand-mère et les lectures de tarot de sa tante, qu’elle écoute, cachée sous un lit.

A chacun de ses anniversaires, Vénus fait le vœu de trouver la parole pour chanter une chanson à sa mère et lui dire qu’elle est belle. Sa mère, c’est Lucide. En 2010, elle est arrivée en Martinique sitôt après le grand tremblement de terre qui a dévasté Haïti. C’est là qu’elle a rencontré Josué, jeune professeur de lettres qui obtient peu de temps après un poste à l’université de Miami. Le jeune couple, qui attend un bébé, gagne la Floride, rejoignant la sœur de Lucide et sa mère dans leur exil climatique.

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Simone Lagrand. © Aucepika

Mais l’été de ses dix ans, le monde de Vénus s’effondre. Elle a ses premières règles, retrouve la parole et sa mère disparaît. En un mois de juillet agité, un anniversaire, un séisme et un ouragan renversent son enfance. Tout cela se passe en Martinique, alors qu’elle visite pour la première fois cette île si proche et pourtant lointaine, témoin de la rencontre de ses parents. En partant à la recherche de sa mère en pleine catastrophe naturelle, elle fera des rencontres qui vont l’aider à vivre ce moment si important dans la vie d’une petite fille et l’encourager à découvrir sa voix.

Cette histoire, je l’ai intitulée La solitude du rhizophore, du nom d’un arbre tropical, mi-racine, mi-tige, qui croit comme sur des échasses, suspendu au-dessus de l’eau de la mangrove. Née dans un paysage similaire, j’ai toujours lu cet espace comme la métaphore d’une certaine marginalité et d’une décomposition sociétale. Au cours de sa traversée initiatique, Vénus sera amenée à traverser ce petit monde amphibie plein de mystères, grouillant d’une vie à la fois inquiétante et attirante, vandalisé par le progrès et le développement.

Regarder le monde qui s’évanouit sous la dépression écologique à travers les yeux d’une petite fille caribéenne et américaine, fan de l’entrepreneur, philanthrope et activiste Captain Haiti et parlant créole, français et anglais, c’est écouter la voix de celles et de ceux qui feront le sixième continent de demain.

 

Article publié dans le numéro d’avril 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.