Entretien

« L’art africain, en France et aux Etats-Unis, est perçu comme un art muséal »

A Columbia, où il dirige l’Institut d’études africaines, l’écrivain et philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, formé à Paris, fait le lien entre la pensée française et les cultures sub-sahariennes. Léopold Sedar Senghor : L’art africain comme philosophie, son livre sur le premier président du Sénégal et sa relation avec le philosophe français Henri Bergson, vient d’être traduit aux Etats-Unis.
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Souleymane Bachir Diagne. © Nina Westervelt/The New York Times

France-Amérique : Quel est le rôle d’un département d’études africaines dans une université américaine ?

Souleymane Bachir Diagne : Les départements d’études africaines, dont l’origine remonte aux années 1930, coordonnent toutes les disciplines ayant trait à l’Afrique, aussi bien l’histoire, l’anthropologie et la littérature que la médecine publique. En pratique, c’est l’histoire et la littérature africaine qui dominent.

Le monde afro-américain est-il inclus dans les études africaines ?

La tendance existe dans beaucoup d’universités de fusionner les deux. Je n’y suis pas favorable. Les études afro-américaines tendent à se concentrer sur ce qui se passe aux Etats-Unis et perçoivent l’Afrique comme une sorte de monument passéiste. L’Afrique, pour les Afro-Américains, est devenue la périphérie de leur diaspora. Les Afro-Américains s’intéressent aux ruines du Grand Zimbabwe plus qu’à l’Afrique d’aujourd’hui.

Assiste-t-on enfin à l’émergence des études africaines en France ?

Oui. Mais nous sommes au tout début de cette reconnaissance. Il est tout de même paradoxal que les destins de la France et de l’Afrique fussent autant liés et que les Français aient tant de mal à intégrer l’Afrique dans l’enseignement universitaire. Je note tout de même que la prestigieuse Ecole normale supérieure à Paris a enfin créé un programme qui s’intitule « Suds », au pluriel, qui fait toute sa place aux philosophies africaines. J’y enseignerai d’ailleurs au début de l’année prochaine.

Vous parlez, dans vos cours et dans votre livre, de l’art africain. Mais qu’est-ce qui fait l’unité de l’Afrique ? J’ai le sentiment que le Sénégal est plus proche de la France qu’il ne l’est du Congo, par exemple.

Vous avez raison. On est passé d’un excès d’africanité à des distinctions excessives. Dans un premier temps, disons dans les années 1950-1960, on collait le terme « africain » à tout ce qui venait du continent, sans trop distinguer entre les cultures locales. Aujourd’hui, on revient à une meilleure connaissance de ces cultures locales. Il n’en reste pas moins que l’africanité existe. Léopold Sédar Senghor a œuvré pour dégager des dénominateurs communs : il observe, par exemple, que la totalité de l’art africain ne représente jamais la réalité. Il n’est pas mimétique. Il existe donc bien un art africain en tant que tel, où l’artiste tente de capturer la signification symbolique d’un objet. Ce n’est jamais réaliste. Il existe bien une sorte de cosmologie commune à l’ensemble de l’Afrique – une même force vitale, disait Henri Bergson, qui anime toutes les œuvres dites artistiques.

© Hervé Pinel/France-Amérique

Dans quelle mesure Senghor ne fut-il pas victime des musées occidentaux ? On a le sentiment que l’art africain qu’il analyse est celui qui est collectionné chez nous.

Vous avez en partie raison. L’art africain, en France et aux Etats-Unis, est perçu comme un art muséal. Le musée du quai Branly à Paris en est un bon exemple. Mais Senghor était conscient du péril. Sa réflexion sur l’art africain reste ouverte, elle ne s’enferme pas dans une définition stricte. Comme Bergson, il insiste sur le caractère vital de ces œuvres, qui dépasse telle ou telle collection muséale. De plus, Senghor ne considère jamais que l’Afrique est une île, qui aurait vécu séparée du reste du monde. Cela n’a jamais été le cas, ne serait-ce qu’en raison de l’évangélisation chrétienne ou de l’islamisation de la plus grande partie du continent. Senghor, qu’on définit souvent comme le penseur de la négritude, c’est-à-dire d’une conception de l’Afrique ramenée à sa communauté d’origine, était en fait, comme le poète martiniquais Edouard Glissant, un penseur du métissage autant qu’un penseur de la négritude.

La communauté intellectuelle africaine, ou qui s’intéresse à l’Afrique, oppose souvent négritude et créolisation : d’un côté, le communautarisme replié sur l’Afrique et de l’autre, l’ouverture au monde que préconisait Edouard Glissant. Qu’en pensez-vous ?

Cette opposition me paraît artificielle. Les créolites insistent sur un retour aux langues créoles. Mais Aimé Césaire, apôtre de la négritude, ne s’exprimait jamais que dans un français tout à fait classique. Césaire, quoique promoteur de la négritude, était en réalité comme Senghor, l’homme d’un humanisme universel.

La restitution des objets d’art pillés est devenue une préoccupation centrale dans les relations entre l’Afrique et les anciennes puissances coloniales. Pour vous, ce retour est-il une forme de décolonisation ?

Non. Il ne s’agit pas de vider les musées du Nord pour remplir ceux du Sud. Les objets africains qui se trouvent dans les musées du Nord ont été changés par le voyage : leur histoire est indissociable de ce qu’ils sont. D’ailleurs, par leur présence dans les musées du Nord, ils ont suscité des langages nouveaux, comme – c’est le phénomène le plus connu – le cubisme, découvert dans les musées par les artistes occidentaux au début du XXe siècle. Ces objets d’art africain sont des objets nomades qui ont vocation à voyager, à créer des réseaux d’échange. La restitution n’est pas une réparation mécanique. D’ailleurs, l’idée que ces objets « reviennent à la maison » est absurde, puisque la maison d’origine a généralement disparu. Les religions, qui furent à l’origine de ces objets, sont pour la plupart effacées. Ceci renforce ma définition de l’art africain comme nomade, lieu de rencontre et d’échange. Je rappellerai d’ailleurs que Senghor avait organisé une exposition Picasso à Dakar dans les années 1960 et qu’il a envoyé dans les musées français des objets d’art africains. Ces gestes confirment sa conception, que je partage, de l’objet nomade comme lieu d’échanges et de rencontres.

On a le sentiment, quand on entend les revendications pour récupérer les objets ou les manifestations antifrançaises dans la région du Sahel, que la décolonisation est loin d’être terminée. Est-ce le cas ? Et qui en est responsable ?

Le colonialisme n’existe plus. Mais il est remplacé, selon les protestataires d’aujourd’hui, par ce qu’ils appellent la colonialité, c’est-à-dire des modes de pensée qui seraient inspirés par le Nord et qui seraient étrangers aux modes de réflexion propres au Sud. Ce mouvement décolonial, nous le constatons, mobilise, voire même suscite de la violence, mais sans avoir aucun contenu substantiel. Une fois que l’on a proclamé « France dégage », un slogan typiquement décolonial, on ne peut pas engager de dialogue avec les manifestants, puisque leur discours n’a pas de substance. Je vois plutôt ce mouvement décolonial comme une performance et non pas comme le point de départ d’une pensée nouvelle, propre à l’Afrique. Ce manque de substance me préoccupe tout autant que la violence qu’il suscite.


Léopold Sedar Senghor : L’art africain comme philosophie
de Souleymane Bachir Diagne, Riveneuve, 2019.


Entretien publié dans le numéro d’octobre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.