The Observer

Le recul de la mondialisation est en plein essor

On dit qu’un véritable Américain est quelqu’un qui porte un costume italien, conduit une voiture japonaise, mange du curry thaïlandais et utilise un ordinateur de fabrication coréenne pour envoyer un courriel à son député et se plaindre du déficit commercial des Etats-Unis. A l’inverse, un vrai Français porte de la haute couture parisienne, conduit une Renault, mange du foie gras – et se plaint à son député du coût élevé de tout. Et du déficit commercial.
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© Hervé Pinel

Bienvenue dans le monde du patriotisme économique, le nom plus respectable du nationalisme économique, dans lequel la prospérité du pays est défendue contre les attaques de forces extérieures ou intérieures. Certains observateurs font une distinction entre les patriotes, qui aiment leur pays pour ce qu’il fait, et les nationalistes, qui l’aiment quoi qu’il fasse. En termes économiques, la distinction est un peu différente. Selon un point de vue, l’économie d’un pays est inextricablement liée aux valeurs culturelles qui définissent la nation pure et dure, menacée dans son existence même par la mondialisation des flux commerciaux. Le nationalisme est donc un moyen de lutte essentiel. Selon un autre point de vue, les préférences économiques en période troublée devraient être liées aux préoccupations pour la patrie. La réponse est donc patriotique.

Le concept de patriotisme économique n’est pas nouveau, mais ces derniers temps, il semble avoir été identifié, à tort ou à raison, à la France. Patriotisme économique, titre d’un livre influent publié en 2006, affirmait qu’une vision du monde centrée sur la nation permettrait de passer « de la guerre à la paix économique ». Dans son sens actuel, le terme est entré dans le débat international lorsqu’un premier ministre français l’a utilisé contre un conglomérat américain qui envisageait de faire une offre sur l’un des joyaux de la couronne du pays, un important producteur laitier. L’entreprise a alors été déclarée « stratégique », une décision ridiculisée à l’époque par les observateurs américains et britanniques comme une politique du « yaourt stratégique ». Oh, comme les temps ont changé.

La croyance que le pays peut être autosuffisant fait depuis longtemps partie de l’imaginaire national français (et est aujourd’hui exploitée par au moins l’un des candidats en lice pour détrôner le président sortant). Lorsque le premier choc pétrolier a eu lieu en 1973, par exemple, le gouvernement a lancé une campagne de publicité pour rappeler à la population que, même si la France n’avait pas de pétrole, elle regorgeait de brillantes idées. (Ce principe a été repris plus tard dans une chanson populaire : « Ils ont le pétrole, mais ils n’ont que ça/On a le bon vin, on a le bon pain, et cætera. » Aïe !) Au cours des années 1980 et 1990, des campagnes au slogan « Acheter français » sont apparues en réponse au désenchantement croissant à l’égard de la mondialisation.

Mais en ce début de siècle, les slogans ont vieilli et, de toute façon, ils sont carrément gênants puisque des pans entiers de la population française boivent du Coca, avalent des hamburgers et se rendent en masse à Disneyland. Pour tenir en échec les barbares de la mondialisation, les campagnes sporadiques d’antan ont été forgées en une stratégie cohérente. Le président de l’époque, le néolibéral Nicolas Sarkozy, l’a baptisée « Produire en France » – sans doute sans savoir qu’il recyclait un slogan inventé trente ans plus tôt par le Parti communiste français –, tandis que son successeur, le socialiste François Hollande, a fait monter les enchères en faisant du patriotisme économique une politique gouvernementale et en mettant l’accent sur la réindustrialisation.

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© Hervé Pinel

Le ministre de l’Economie d’alors a donné le coup d’envoi en posant pour une couverture de magazine avec une marinière bretonne, une montre fabriquée en Franche-Comté et un mixeur Moulinex dans les mains. Le message était certainement fort et, espérons-le, clair : « Le Made in France, il y croit » (même si les matières premières de ces trois produits ont été importées). Les premières réactions à ces initiatives et à d’autres efforts officiels ont été largement négatives, avec des plaintes virulentes concernant le prix plus élevé des produits maison (« J’ai essayé d’acheter français, je suis presque ruinée ») ou la quasi-impossibilité d’éviter les produits non nationaux : un Parisien est célèbre pour avoir dépouillé son appartement de tout ce qui était fabriqué à l’étranger et n’avoir conservé qu’une table et une chaise.

Le défi, comme l’a clairement indiqué le président Hollande, est d’être plus compétitif sans sacrifier le « modèle social » français, cher mais coûteux. Si la noble ambition d’une réindustrialisation à grande échelle était largement irréalisable, encourager la production et la consommation locales était faisable. Et cela a fonctionné. Les achats patriotiques sont progressivement devenus à la mode, les consommateurs recherchant les marques françaises, dans tous les domaines, de l’alimentation à la mode, qui offrent un écart de prix raisonnable entre les produits nationaux et les produits importés. Plus important encore, au niveau macroéconomique, la position proto-protectionniste française, autrefois dénigrée par les politiciens anglo-américains, est devenue un élément de politique européenne. La vision française du monde a pris le dessus et le « yaourt stratégique » s’est transformé en « souveraineté stratégique ».

Conscients du potentiel pécuniaire et patriotique de ces changements, les pouvoirs publics ont renforcé la campagne « Achetez français » à plusieurs niveaux, notamment avec le MIF Expo – le surnom officiel (et laid) du salon du Made in France, lancé en 2012 et qui n’a cessé de se développer. La logique, selon le fondateur de l’événement, est de cesser d’importer ce qui peut être fabriqué chez soi et de « consommer local » afin de préserver les emplois et les savoir-faire et de protéger l’environnement. Le succès du MIF Expo est tel qu’il attire aujourd’hui des centaines d’exposants et constitue une étape incontournable des relations publiques ou des campagnes électorales des hommes politiques de tous bords. Le message « fait maison » trouve également un écho sur le terrain : les initiatives citoyennes fleurissent et des réseaux ont été mis en place pour aider les artisans et petites entreprises à surmonter les obstacles de la distribution et du marketing, auxquels les grandes entreprises sont rompues. Dans de nombreux cas, le « Fabriqué en France » est devenu un argument de vente plutôt qu’un facteur de dissuasion à cause du prix.

Bien sûr, la France n’est pas la seule nation engagée dans le patriotisme économique. Et ces politiques ne sont pas nouvelles. George Washington se vantait que sa famille ne consommait « ni bière ni fromage » à moins qu’ils ne soient fabriqués en Amérique. La législation protectionniste, de Smoot-Hawley à la loi « Buy American », a toujours été une référence pour les présidents jusqu’à Joe Biden inclus. Mais le débat sur l’intérêt national a radicalement changé depuis le début de la pandémie de Covid-19 et la prise de conscience de la dépendance aux chaînes d’approvisionnement mondiales. Les économies avancées ont été choquées de constater qu’elles avaient depuis longtemps externalisé la fabrication non seulement d’équipements médicaux haut de gamme, mais aussi de produits simples et quotidiens tels que les masques et les gants chirurgicaux.

La nécessité de se recentrer sur la production et la consommation nationales est devenue une priorité. Depuis lors, les encouragements, incitations et politiques visant à fabriquer et à acheter local sont devenus la norme, dans tous les secteurs de presque toutes les économies. En France, un nouveau vocabulaire est en train de voir le jour, comme celui de la « consommation patriotique ». Le ministre de l’Agriculture a même appelé les citoyens à faire preuve de « patriotisme alimentaire » en n’achetant que des aliments produits en France. Les patriotes les plus convaincus peuvent même s’offrir un chien en peluche affublé d’une médaille tricolore sur la boutique en ligne « officielle » du palais de l’Elysée.

Il serait tentant de considérer tout cela comme une passade. Pourtant, une statistique publiée en novembre est révélatrice. Un récent sondage réalisé par un cabinet de conseil stratégique et un groupe de réflexion indépendant a révélé qu’en dépit de la coronapocalypse en cours, près de 80 % de la population française, notoirement morose, s’est déclarée heureuse, soit un gain de dix points par rapport à l’enquête réalisée deux ans plus tôt. Les personnes interrogées ont cité leur attachement renouvelé à leurs racines locales, à leur environnement, leurs amis et leur terroir (nourriture, traditions). Cela pourrait signifier qu’à l’avenir, les politiciens recevront plus de félicitations et moins de plaintes concernant le coût de la vie. Pour le déficit commercial, en revanche, c’est une autre histoire.

 

Article publié dans le numéro de février 2022 de France-AmériqueS’abonner au magazine.