The Observer

L’éternelle énigme de la monarchie en France

Savez-vous distinguer un Capétien d’un Mérovingien? Ou un légitimiste d’un orléaniste ? Bienvenue dans le monde merveilleusement trouble de la monarchie française. C’est vrai : malgré la Révolution de 1789, suivie par des siècles de gouvernement républicain, le roi, ou plutôt l’idée du roi, est toujours vivante quelque part dans l’inconscient collectif français.
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© Hervé Pinel

Le trope de la monarchie a refait surface récemment lorsque le président Emmanuel Macron, lors d’une rencontre pré-électorale dans le département de la Drôme, a été giflé aux cris de « Montjoie ! Saint Denis ! » Alors qu’une grande partie des médias étrangers ont insisté sur le caractère physique de l’agression, les commentateurs français se sont concentrés sur le débordement verbal, ces trois mots étant le cri de ralliement des royalistes. De même que E pluribus unum (« un seul à partir de plusieurs » : la devise figurant sur le grand sceau des Etats-Unis) est une phrase qui a fait date pour les Américains, les treize lettres symbolisant les treize colonies, « Montjoie ! Saint Denis ! » rappelle le cri de guerre des rois français lorsqu’ils partaient au combat.

Le sens littéral est obscur. Montjoie vient probablement d’une expression latine désignant un monticule (mons) de pierres où les guerriers se rassemblaient avant une attaque. Ce terme a ensuite été confondu avec l’oriflamme, l’étendard royal qui servait à l’origine de drapeau sacré de saint Denis, le patron de Paris. Une autre étymologie donne au mot « montjoie » le sens de « protecteur du pays ». Quelle que soit son origine, c’est la résonance de l’expression, plutôt que les mots qui la composent, qui fait mouche – et l’agresseur de Macron ne le savait que trop bien. (Soit dit en passant, c’est en le giflant qu’un aristocrate provoquait en duel son adversaire.)

Pour les jeunes générations, « Montjoie ! Saint-Denis ! » n’est qu’une réplique d’une comédie à succès sortie en 1993 : Les Visiteurs (dont le remake américain, Les Visiteurs en Amérique, fut un flop), une phrase beuglée par un chevalier médiéval d’un autre temps alors qu’il s’apprête à affronter une bande de flics du XXe siècle. Alors pourquoi tant de raffut pour une phrase remplacée il y a plus de deux siècles par la devise de la République française: Liberté, Egalité, Fraternité ? En fait, la monarchie française est un sujet qui fâche. Si vous connaissez votre histoire, sautez les trois paragraphes suivant. Sinon, respirez profondément – les choses se compliquent – et poursuivez votre lecture.

A partir du IXe siècle, le royaume de France a été gouverné par des dynasties : d’abord les Carolingiens, du prénom de leur fondateur, Charles Martel, puis les Capétiens, issus de la maison d’Hugues Capet, qui ont régné jusque dans les années 1790 par le biais d’une série de descendants masculins (les Valois, puis les Bourbons, qui, soit dit en passant, ont donné leur nom à la meilleure exportation du Kentucky). Si la monarchie des Bourbons a été abolie à la suite de la Révolution – installez-vous confortablement ! – elle a été rétablie en 1815 après que l’empereur Napoléon Bonaparte a été contraint à l’exil. Mais quinze ans plus tard, en juillet 1830, le peuple se soulève à nouveau, le roi Charles X abdique et le gouvernement le remplace par le duc d’Orléans, Louis-Philippe, considéré comme libéral.

Cependant, un roi reste un roi et le nouveau s’avère tout aussi peu libéral que son prédécesseur Bourbon. Comprenant que ses jours sont comptés, Louis-Philippe s’enfuit (en Grande-Bretagne, notamment) et la monarchie prend officiellement fin. Mais ce changement de régime – un terme français – a créé un clivage que l’on retrouve encore aujourd’hui dans deux factions : les légitimistes, qui veulent récupérer le trône et installer Louis de Bourbon comme roi de France (même s’il est espagnol – je vous avais dit que c’était compliqué), et les orléanistes, qui plaident pour la réintroduction d’une monarchie constitutionnelle à l’anglaise à la Louis-Philippe. Eux aussi ont un prétendant. Et pour pimenter le tout, il y a aussi la maison Bonaparte, avec son propre candidat au trône. Qui, rappelons-le, a été aboli non pas une fois, mais trois fois : en 1792, en 1848 et en 1870.

Bien sûr, en France aujourd’hui, la monarchie n’a aucune représentation politique officielle. Il y a bien un parti, l’Alliance royale, convaincu qu’il est la seule solution aux multiples problèmes du pays. Mais bien qu’il s’agisse d’une large coalition accueillant aussi bien des légitimistes que des orléanistes, le parti n’a presque aucune visibilité et encore moins de poids sur la scène politique. Une autre organisation, l’Association d’entraide de la noblesse française (ANF), défend les intérêts des familles nobles ruinées par la Révolution. (L’ANF aurait été fondée dans les années 1930 lorsque deux aristocrates se sont rendu compte que leur porteur à la gare était un compagnon de sang bleu tombé dans la misère.) Bref, personne ne s’attend sérieusement à une restauration de la monarchie de sitôt, même parmi les conservateurs les plus zélés de la cause.

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© Hervé Pinel

Quel rapport entre tout cela et l’agression de M. Macron ? Il est vrai que ses adversaires critiquent régulièrement son style prétendument monarchique. Mais on peut en dire autant de nombre de ses prédécesseurs – le général de Gaulle s’est proclamé monarchiste – et le reproche a plus à voir avec la présidence quasi-autocratique de la France qu’avec les titulaires eux-mêmes. La vérité est que la monarchie, ou plutôt les pro-monarchistes, n’ont pas disparu. Leur idée de base est qu’un président, quel qu’il (jamais elle) soit, est toujours affilié à un parti politique et ne peut donc pas représenter l’ensemble de la nation. Les anciennes rivalités dynastiques sont bien vivantes et se reflètent dans une foule d’organisations telles que l’UCLF (Union des cercles légitimistes de France), qui regroupe les sympathisants légitimistes, la NAR (Nouvelle action royaliste), qui soutient une monarchie constitutionnelle, et l’IMB (Institut de la maison de Bourbon), fidèle à la dynastie capétienne. Mais tous sont patriotiquement unis dans ce que le journaliste américain Harold Hyman qualifie de « posture politique étrange – une sorte de protestation contre le monde moderne, la culture de masse, la télévision et l’influence américaine ».

Mais tout n’est pas que fierté, faste et nostalgie d’une gloire révolue. Une partie du mouvement pro-monarchiste est enracinée dans un terreau peu recommandable, la croyance selon laquelle la Révolution a remplacé le patriotisme par le nationalisme et a troqué l’ordre ancien et sacré contre les « quatre maux modernes » que sont le judaïsme, le protestantisme, la franc-maçonnerie et les étrangers. Cet esprit contre-révolutionnaire est incarné par des mouvements royalistes comme l’Action française (AF), un groupe d’extrême-droite formé à la fin du XIXe siècle dont le but avoué est de restaurer la monarchie par tous les moyens. Le mouvement a évolué pour devenir, selon ses propres termes, « une idée conquérante », plus philosophie politique que faction royale.

La popularité de l’AF a diminué à l’approche de la Seconde Guerre mondiale, notamment en raison de son soutien au fascisme, puis au régime de Vichy. Elle s’est ensuite scindée en plusieurs factions et n’est plus une entité politique importante, bien qu’elle continue à creuser un sillon pro-monarchie et anti-parlementaire. Et d’attirer une nouvelle génération, plus jeune, plus bruyante et plus militante, selon le politologue Jean-Yves Camus. Il y a deux ans, un aficionado a crié « Montjoie ! Saint Denis ! » en agressant un élu de La France insoumise, un mouvement politique de gauche radicale. A l’époque, l’utilisation de ce slogan semblait quelque peu désuète, même si sa connotation était troublante. La récente attaque contre le président Macron a ravivé ces souvenirs, aggravés par le symbolisme de la gifle. Les commentateurs se sont empressés de souligner que l’agresseur était plus marginal que fou (c’est un adepte des arts martiaux médiévaux européens). Mais l’implication est très claire : la démocratie, c’est bien beau, mais il y a toujours une nostalgie pour ces temps apparemment simples où la société était royalement ordonnée et où chacun restait à sa place.

Un homme politique a exprimé clairement cette énigme lors d’une récente interview. « Il manque quelque chose au processus démocratique et à son fonctionnement. En politique française, ce quelque chose de manquant est la figure du roi. » Le nom du politicien ? Emmanuel Macron. Le roi est mort, vive le roi ?


Article publié dans le numéro d’août 2021 de
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