Éditorial

La Fayette, idée force

[Dans son éditorial publié dans le premier numéro de France-Amérique, le rédacteur en chef et journaliste politique Emile Buré vante les mérites du général de Gaulle, qui n'a pas encore été reconnu par Roosevelt. Pour ce faire, il évoque la mémoire du héros français de la guerre d’indépendance américaine.]
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© Getty Images

Je suis gaulliste, ardemment gaulliste. Pourquoi ? Parce que le général Charles de Gaulle, ministre du dernier ministère français régulier, est au civil le seul représentant qualifié de la souveraineté française en exile. En s’écriant, le jour même de la signature du honteux armistice de Rethondes [le 22 juin 1940], « La France a perdu une bataille, elle n’a pas perdu la guerre », il a donné son mot d’ordre au parti de la Résistance française, de la Résistance française quand même. En France et hors de France, son gouvernement a été acclamé par tous les Français qui tinrent toujours le gouvernement de Vichy issu d’un coup d’Etat perpétré sous l’égide du plus décidé, du plus cruel ennemi de leur pays pour un gouvernement de trahison, au sens le plus affreux du mot. Pour nos frères héroïques et douloureux de l’underground français, il est l’étoile de la délivrance dans l’honneur et dans la grandeur de leur patrie.

Le maréchal de Mac Mahon au lendemain de son coup de force du 16 mai 1877 disait à son camarade, le général Ducrot, qui durant le siège de Paris [en 1870-1871] avait si mai compris les Parisiens : « Les militaires n’entendent rien à la politique. » Par chance, comme pour attester une fois de plus qu’il n’est point de règle sans exception, le général Charles de Gaulle réunit en lui le génie militaire et le génie politique. Ses discours sont d’une clarté, d’une sagesse de pensée telle qu’il faut lui faire dire ce qu’il n’a pas dit quand on prétend le critiquer. Son but est aussi simple que désintéressé : rétablir, après la victoire des nations alliées, la Constitution de 1875 afin que le peuple français puisse élire en toute liberté une assemblée constituante propre à se prononcer sur cette Constitution, à la modifier, à la réviser au mieux de l’intérêt national. Quel autre but avouable peut-on opposer au sien ? Je vous le demande. Le général Charles de Gaulle est aussi et surtout le siège de la France à la conférence de la paix, dont les débats ne seront pas des plus faciles, à en juger par certains articles, certains discours que nous lisons, que nous entendons quotidiennement.

La guerre actuelle s’accompagne d’une révolution qui la complique singulièrement. C’est la révolution du machinisme annoncée par Karl Marx qui n’eut pas manqué de s’indigner si on lui avait dit qu’un Hitler mégalomane morbide, ruisselant de sang et de boue, en serait le fourrier inconscient. La machine, après avoir asservi l’Homme, est appelée à le libérer. Nul ne saurait admettre dès à présent dans l’abondance invraisemblable de sa production un ordre politique où pour maintenir au maximum le profit de quelques-uns, le plus grand nombre demeurerait dans le besoin, voire dans la misère. Un ordre nouveau est en marche, qui postule un nouvel ajustement du politique à l’économique. Sous quelle forme ? Sous la forme appropriée à chaque nation selon son climat géographique, ethnographique, historique, culturel. Ce qui est possible en Russie ne l’est évidemment pas en France, en Amérique ou en Angleterre. Bien fous sont ceux qui croient que les révolutions sont articles d’exportation, plus fous encore sont ceux qui pensent qu’ils reprendront sans efforts, sans sacrifices après la victoire leur train-train national d’avant-guerre. On n’arrête pas la marée, on en calcule la montée pour en profiter au mieux.

« Plutôt Hitler que Staline ! », criaient nos gribouilles défaitistes en 1939. Quand l’intelligence d’un homme n’a plus d’autre guide que son intérêt immédiat, elle le trompe toujours à la fin. On peut apprécier diversement le marxisme, mais on doit reconnaître qu’il constitue une doctrine savante, cohérente, voire attrayante dont un grand peuple, le peuple russe, a su tirer en l’accommodant à sa sauce nationale un régime politique qui lui convient parfaitement, la bataille de Stalingrad l’a prouvé. Le nazisme, lui, n’est pas un doctrine, c’est la firme d’un gang composé de criminels nés susceptibles d’intéresser les disciples de [Cesare] Lombroso : comme Hitler, de ratés du point de vue congénital ou social, haineusement avides dans leur complexe d’infériorité d’exercer les emplois de choix dont à tort ils s’estiment dignes, emplois qui leur avaient toujours jusqu’alors été justement refusés ; comme Goebbels, de voleurs, de pillards insatiables qui au cri de « A bas le capitalisme ! » se sont délibérés de s’emparer de tous les capitaux du monde pour les individualiser goulument, comme Göring.

Ce gang monstrueux a trouvé, c’est là son éclatante originalité, tout un peuple qui semble, hélas, éternellement voué à l’esprit de domination sous son aspect le plus sadique, le peuple allemand prussianisé, pour soutenir ses exploits meurtriers et dévastateurs. Comme tous les autres gangs de moindre envergure, ses succès ne pouvaient être durables. Ses jours étaient comptés dès sa constitution. Il aura hâté seulement la transformation de la démocratie politique en démocratie sociale en s’efforçant de proscrire toute démocratie.

Pour revenir à la France, elle a beaucoup à attendre aujourd’hui de l’Amérique qui a non moins à espérer d’elle. Entre l’Amérique et la France, nulle point de friction. Quand le général Pershing aborda avec ses armées le sol de France en 1917, son cri « La Fayette, nous voici ! » résumait déjà quelque 130 années de cordiales relations franco-américaines. La Fayette, le libéral La Fayette, est ici une idée force dont aucun Français, aucun Américain ne saurait sous-estimer l’effet bienfaisant. Si l’Amérique d’une manière ou d’une autre cherchait à mettre en tutelle l’Empire français, elle inaugurerait une politique aussi redoutable à l’intérêt national américain qu’à l’intérêt national français. La république américaine ne doit pas protéger la république française, elle doit collaborer fraternellement avec elle. La France à la fin du XVIIIe siècle a aidé à la naissance de l’Amérique, l’Amérique au XXe siècle aura par deux fois sauvé la France de la mort. Malheur à l’une et à l’autre si elles ne s’en souvenaient pas à la conférence de la paix !

L’Amérique, à la victoire des nations alliées, aura besoin, pour le développement de sa démocratie selon la légalité, d’ajouter encore à son expansion industrielle, agricole et commerciale ; elle ne saurait alors trouver meilleur agent économique en Europe que la France qu’il lui faut alors souhaiter aussi puissante que possible. En dépit de ceux de Vichy, dont la trahison ne date que de juin 1940, notre pays n’a pas en effet perdu la confiance des pays de l’Europe centrale qui lui étaient alliés ; le gouvernement de Washington est à même de le constater chaque jour. Qu’il en fasse son profit ! Les diplomates américains à la conférence de la paix en 1919 méconnurent l’anatomie morale du peuple français, ils lui reprochèrent d’être impérialiste et belliciste. L’Amérique a trop souffert elle aussi de leurs erreurs pour ne point s’en souvenir. Du moins, je l’espère.

La France est capable de récompenser largement, allégrement, les bons offices de l’Amérique en signant avec elle des accords propres à assurer la sécurité et la prospérité de ses routes maritimes. Par ailleurs, notre pays sera le plus solide des liens entre Washington et Londres, entre Washington et Moscou. Si l’Amérique rompait jamais avec la Russie, celle-ci ne serait-elle pas tentée quelque jour de soulever contre elle l’Asie ? Que M. Cordell Hull relise les lettres écrites au lendemain de la défaite française de 1871 par notre [Ernest] Renan au philosophe allemand [David] Strauss, qui comme lui avait publié une Vie de Jésus, et il reconnaîtra que je ne pose pas à la légère cette question.

Plus d’idéalisme lunaire. Tout idéalisme qui ne trouve pas son support dans le réel est ennemi de l’humanité. Charles Baudelaire disait : « Les élégiaques sont des canailles » et « les humanitaires des sadiques ». Parvenu à l’âge de 67 ans, je suis désolé d’avouer qu’il m’est impossible de le contredire absolument.


Editorial publié dans le numéro du 23 mai 1943 de France-Amérique. S’abonner au magazine.