France-Amérique : Comment vous est venue l’idée de la robe portefeuille ?
Diane von Fürstenberg : Tout est parti du cache-cœur que portent les ballerines, comme un petit cardigan. J’en ai fait un haut avec une jupe et un pantalon, et c’est parti comme des petits pains. Je me suis alors demandé comment en faire une robe. C’est alors que la wrap dress m’est venue à l’esprit. En français, ça s’appelle une « robe portefeuille ». Et bien cette robe a rempli mon portefeuille !
Qu’est-ce qui la différencie des robes portefeuille dessinées par Charles James, Elsa Schiaparelli et d’autres créateurs dans les années 1930 ?
Ma robe était en jersey imprimé, une matière qui n’existait pas vraiment à cette l’époque. J’ai réalisé que les imprimés donnaient une impression de mouvement, comme ceux de la nature. Un léopard, un poisson, une feuille… La nature est constamment en mouvement. Imaginez maintenant une petite robe serrée, avec des imprimés qui bougent. C’est très flatteur pour le corps de la femme. Voilà mon secret, ma recette de cuisine.
Rapidement, vous produisez 25 000 robes par semaine et Newsweek vous surnomme « la femme la plus vendeuse de la mode depuis Coco Chanel ». Comment avez-vous vécu aussi jeune cette success story à l’américaine ?
Je travaillais dans ma salle à manger et je louais une petite chambre d’hôtel pour montrer mes vêtements lorsque mon entreprise a explosé. J’ai vécu un rêve. Tout est allé très vite. J’avais 27 ans, deux enfants et j’étais séparée de mon premier mari, le prince Egon von Fürstenberg. J’étais une mère célibataire avec une entreprise à gérer. Je faisais des allers et retours entre New York et notre usine en Italie et je voyagais beaucoup pour vendre mes robes. Je n’avais pas le temps de réfléchir.
Quels souvenirs gardez-vous de votre premier voyage aux Etats-Unis, en 1969 ?
Ma mère m’avait offert un billet d’avion pour mon anniversaire pour aller voir Egon, qui était alors mon petit ami et faisait un stage dans une banque new-yorkaise. J’ai passé six semaines avec lui. Il était aristocrate, très beau et nous étions invités partout. Tous les jeunes créateurs américains voulaient m’habiller. C’était une mode très différente de celle qui existait en Europe. En rentrant en Italie, près du lac de Côme, où je travaillais dans une usine qui produisait des vêtements pour femmes en jersey imprimé, j’ai réalisé le potentiel que ces robes pouvaient avoir aux Etats-Unis. Saisissant cette opportunité, j’ai commencé à concevoir mes propres modèle : une robe teeshirt, une robe chemisier, une robe trapèze, un ensemble tunique et pantalon… J’avais 20 ans et je n’étais pas payée. Jamais je n’aurais pensé me servir un jour de ce que j’ai appris dans cette usine !
En pourtant… En 1970, vous présentez vos créations à Diana Vreeland, la rédactrice en chef de Vogue, et on connaît la suite. Etes-vous fatiguée d’être constamment associée à la robe portefeuille, malgré le fait que votre marque propose aujourd’hui tous types de vêtements, des accessoires et même des chaussures ?
Ça m’a longtemps dérangé, mais plus maintenant. Je dois beaucoup à cette petit robe. J’ai profité du moment de la pandémie pour faire le point. Nous fêterons l’année prochaine le 50e anniversaire du premier défilé de la robe porte-feuille, qui s’est tenu au Pierre Hotel de Manhattan à l’automne 1974. Ce sera comme un nouveau départ pour la marque DVF, une renaissance, et l’occasion de lui donner une légitimité auprès de la nouvelle génération.
Qu’est-ce qui différencie aujourd’hui la mode européenne de la mode américaine, s’il existe encore une différence ?
La mode américaine est un petit peu plus pratique – c’est l’influence du sportswear, qui est né aux Etats-Unis. Mais maintenant, tout se ressemble beaucoup. Ceci dit, j’aime les vêtements pratiques, les matières qui ne se froissent pas. C’est le grand avantage du jersey. Dans n’importe quelle boutique vintage, vous trouverez des robes DVF fabriquées il y 50 ans qui tiennent encore le coup. Et ça, c’est formidable.
Vous avez commencé à un moment où le monde de la mode était encore dominé par les hommes. En tant que créatrice, avez-vous eu le sentiment d’être une exception ?
J’ai mené une vie d’homme dans un corps de femme. En revanche, je ne me suis jamais considérée comme une créatrice de mode, mais comme une femme qui faisait des vêtements pour les femmes. Je n’ai commencé à employer le terme designer qu’après avoir reçu le Lifetime Achievement Award de la part du Council of Fashion Designers of America, en 2005. Ma contribution à la mode, c’est de concevoir des uniformes pour les femmes, des robes fluides et flatteuses, avec de jolies couleurs, de jolis imprimés, et qui donnent aux femmes confiance en elles-mêmes.
Quelle est votre rapport au féminisme ?
Je suis féministe depuis toujours. C’est mon drapeau. J’ai été très inspirée par le mouvement de libération des femmes des années 1960. A 20 ans, je ne savais pas ce que je voulais faire, mais je savais le genre de femme que je voulais être : une femme responsable et indépendante. J’y suis parvenue grâce à la robe portefeuille. Le succès m’a permis de gagner confiance en moi. Je m’en sert aujourd’hui pour encourager les femmes. Dans l’hiver de ma vie, j’ai une obligation de partager les leçons que j’ai apprises.
La réalisatrice Sharmeen Obaid-Chinoy travaille sur un documentaire à votre sujet pour Hulu, prévu pour début 2024. Que pouvez-vous nous dire sur le projet ?
Le but de ce film est de montrer l’impact qu’ont eu ma carrière, mes vêtements et ma philanthropie sur plusieurs générations de femmes. Au départ, je voulais faire une série documentaire sur ces femmes que j’admire et soutient via ma fondation, mais aucune chaîne n’était intéressée. Sharmeen a réussi à me convaincre de l’importance de partager mes succès, mes échecs, les moments difficiles… Elle m’a dit: « A travers ton expérience, on va pouvoir parler des femmes. » C’est une personne que j’apprécie beaucoup. Elle est pakistanaise et a reçu deux Oscars pour ses documentaires Saving Face (2012) et A Girl in the River: The Price of Forgiveness (2016). Par ailleurs, elle a récemment été recrutée pour réaliser un des prochains films de la saga La Guerre des étoiles ! Elle sera la première femme et la première personne de couleur à ce poste.
Vous vivez entre Manhattan et une ferme à New Milford, dans le Connecticut, et êtes citoyenne américaine depuis 2002. Vous sentez-vous encore belge ?
Je crois que je me sens d’avantage européenne, méditerranéenne, bien que j’ai passé toute ma vie adulte en Amérique. C’est un peu cliché de dire que je suis citoyenne du monde, mais c’est tout à fait ça.
C’est moins connu, mais vous êtes aussi la marraine de la statue de la Liberté. Vous avez notamment aidé à récolter 100 millions de dollars pour la construction du Statue of Liberty Museum en 2019 et y avez emmené Brigitte Macron lors de sa visite d’Etat. Qu’est-ce que le monument représente pour vous ?
La liberté. Pendant la guerre, ma mère était prisonnière dans un camp de concentration et a survécu, miraculeusement. Elle ne pesait plus que 29 kilos lorsqu’elle est rentrée en Belgique. Sa mère l’a nourrie comme un petit oiseau jusqu’à ce qu’elle retrouve son poids normal. Son fiancé est revenu de Suisse et ils se sont mariés, mais le médecin leur a dit qu’ils ne pourraient pas avoir d’enfants avant plusieurs années. Je suis née neuf mois plus tard. Ma mère m’a toujours dit que Dieu lui avait sauvé la vie afin qu’elle puisse me donner la vie, que j’étais son flambeau de liberté. C’est après avoir lu ce passage dans mon autobiographie que le président de la Statue of Liberty-Ellis Island Foundation m’a contactée pour me proposer de devenir la marraine. Ma mère m’a aussi appris à ne pas avoir peur. C’est un grand cadeau.
Diane von Fürstenberg: Woman Before Fashion, jusqu’au 7 janvier 2024 au musée Mode & Dentelle de Bruxelles.
Diane von Fürstenberg: Woman Before Fashion de Nicolas Lor, Rizzoli Electa, 2023.
Entretien publié dans le numéro de septembre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.