Karl Lagerfeld était un visionnaire, un créateur de génie. En témoigne son arrivée chez Chanel, en 1983. Tout le monde crie alors au cadeau empoisonné, tant est encore grande dans le monde de la mode la stature de Coco Chanel, décédée une dizaine d’années auparavant. Mais à l’étonnement général, le couturier allemand démontre sa maîtrise des codes de la maison : tweed et chaînes, nœuds de velours, accessoires siglés, audace des coupes. Ces codes, il les réinvente, se les approprie, les met au goût du jour, sans jamais les ignorer, en s’inspirant de ses deux époques favorites, le XVIIIe siècle et le monde contemporain.
A chacun de ses défilés mémorables, aux budgets sans limites et aux mises en scène spectaculaires, plages ou forêts reconstituées, les journalistes de mode sont en extase. Dès le premier passage, on sait qu’on est chez Chanel, sans trahison aucune. Cette reconnaissance immédiate est une rareté dans un univers qui pratique bien souvent, sans état d’âme, le jeu des chaises musicales. « Qui a fait la collection cette saison ? », entend-on souvent au premier rang. « Elle vient de quelle maison de couture cette styliste ? Et lui, c’est qui ? » Jamais, avec Lagerfeld, on ne se posa ces questions.
Mais le personnage dérange. Et l’hommage orchestré cette année par Anna Wintour, éternelle papesse de la mode américaine, rédactrice en chef de Vogue depuis 1988 et présidente du gala annuel au profit du Costume Center du Metropolitan Museum of Art, sera aussi marqué par la controverse. Une nouvelle génération de stylistes et de fashionistas refuse de se prosterner devant le grand maître aux prises de position publiques aujourd’hui mal venues. Pour ne pas dire choquantes.
Tout commence au début des années 2000. Un Karl Lagerfeld en surpoids entame avec le docteur Jean-Claude Houdret un régime draconien, depuis décrié. Il perd 42 kilos en treize mois et publie dans la foulée les secrets de sa méthode minceur, Le meilleur des régimes. Filiforme, le voici aussi grossophobe. « Personne ne veut voir des femmes rondes dans la mode », lâche-t-il en 2009. Trois ans plus tard, il trouve la chanteuse Adele « un peu ronde » avant de s’empêtrer en explications : « Adele est très belle mais avec une ligne à la Kate Winslet, elle serait parfaite. » Et comment oublier son commentaire de 2013, prononcé sur la chaîne française D8 : « Le trou de la sécurité sociale, c’est [à cause de] toutes les maladies attrapées par les gens trop gros. »
Ses sorties répétées à l’encontre des femmes, sa fronde contre le mouvement #MeToo (« Si tu ne veux pas qu’on t’enlève ta culotte, ne devient pas mannequin ; rejoins un couvent ! ») et son obstination à encourager des comportements à risque – il refusait notamment de considérer comme un problème l’anorexie, pourtant une endémie dans le milieu à couteaux tirés de la haute couture – auront eu raison de sa stature. Karl Lagerfeld a été déboulonné. « Un impitoyable grossophobe et misogyne ne devrait pas être affiché partout sur Internet comme un saint parti trop tôt », déclarait sur Twitter l’actrice britannique Jameela Jamil le jour de la mort du couturier. « Talentueux, certes, mais pas la meilleure personne. »
Sans céder au wokisme, comment ne pas donner raison à la jeune critique ? Comment différencier les déclarations nauséabondes du couturier de ses accomplissements successifs chez Balmain, Chloé, Fendi et Chanel ? Car au-delà du personnage controversé, il n’en reste pas moins que le monumental Karl Lagerfeld, pour toujours associé à son allure de marquis rock, cheveux blancs poudrés, col blanc amidonné et lunettes noires, aura marqué l’histoire de la mode. Le débat est ouvert .
Karl Lagerfeld: A Line of Beauty, au Metropolitan Museum of Art de New York du 5 mai au 16 juillet 2023.
Article publié dans le numéro de mai 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.