Mohair Chic

Anny Blatt : un destin, une marque

Dans les années 1980, la journaliste franco-américaine Anne Sinclair impose son style à la télévision. Son secret ? Des questions sans concessions, un regard intense défiant les hommes de pouvoir et ses pulls en mohair signés Anny Blatt. La griffe historique fait son grand retour sous l’impulsion de deux femmes : Anne Molineau, styliste, et Marion Carrette, présidente du label.
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A rebours de la fast fashion, la marque française Anny Blatt produit à la commande des pulls et des cardigans doux et haut de gamme, entièrement fabriqués en France. © Mona Grid/Anny Blatt

Qui se souvient d’Anny Blatt ? Née en 1910 dans une famille juive de Mulhouse – la capitale du textile français, alors sous domination impériale allemande –, elle crée, à seulement 23 ans, sa maison de haute couture à Paris, située rue du Faubourg Saint-Honoré. Sa mère, Suzanne Blatt, tient le rôle de première d’atelier. Ensemble, elles font du vêtement en maille de laine leur signature. Chic et confortable, il libère le geste sans compromettre le style.

Pour accompagner l’émancipation des femmes, Anny Blatt conçoit des vêtements de sport (ski, natation). Une rareté dans le milieu de la haute couture, même si Coco Chanel et Elsa Schiaparelli ont ouvert la voie. Sa griffe incarne alors « le comble du pratique pour les ‘globetrotters’ féminins qui passent de l’auto au yacht, du Pullman à l’avion entre les séjours obligatoires dans les stations à la mode », note le journal Excelsior en 1934.

Coloriste hors pair, Anny Blatt se distingue de Chanel – qui se cantonne aux classiques blanc, noir et beige – par sa palette audacieuse et ses camaïeux. En témoigne cette description, dans Paris-Soir, de sa collection d’été 1935 : « Les bleu lavande, les bleu lin, les bleu-vert très très pâles de turquoise ancienne, les bleu ciel, les vert pousse, les vert crus, vert d’eau, vert lumière donnent une idée de la richesse de la gamme de tons que les manufacturiers s’ingénient à créer. »

Paris-New York

La créatrice n’a pas froid aux yeux. Dès 1934, elle se rend régulièrement à New York pour commercialiser ses vêtements et, peut-être un jour, y installer une filiale. Elle voyage léger. « Lorsque je suis allée en Amérique, j’ai simplement emporté dans mes bagages trois robes semblables, une blanche, une noire, une bleue », expliquera-t-elle au journal Le Monde en 1953. « Une ceinture de cuir ou de mousseline vive, un bijou, en varient l’aspect, en font une tenue du matin ou une robe de cocktail. »

De retour en France, Anny Blatt subit les conséquences de l’aryanisation des entreprises, dont les juifs sont systématiquement écartés. Elle décide de vendre ses parts avant que cela ne devienne obligatoire par suite de l’ordonnance allemande d’octobre 1940 puis de la nouvelle loi française « d’aryanisation économique » de 1941, mise en place par le régime de Vichy. Elle ne retrouvera les rênes de sa maison qu’après la Libération.

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En 1945, la Chambre syndicale de la couture parisienne organise l’exposition Le théâtre de la mode. Or, le tissu étant encore rationné, Anny Blatt, Balmain, Balenciaga, Rochas et les autres couturiers habilleront des poupées ! © Robert Doisneau/Rapho
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En 1952, Anny Blatt lance un catalogue de patrons publié en anglais, proposant à ses clientes américaines de reproduire chez elle ses célèbres tricots ! © Anny Blatt Archives

A cette époque, la Chambre syndicale de la couture parisienne organise une exposition itinérante. En ces temps de pénurie de matière première, les créations, miniatures, habillent… des poupées ! Anny Blatt signe une robe de mariée, une cape et un chapeau pour ce défilé à taille réduite. Les chaussures, gants et sacs sont confectionnés par Hermès, les bijoux viennent de chez Van Cleef & Arpels. L’exposition est d’abord présentée à Paris avant de partir pour New York.

Un fil secret venu d'Amérique

En 1948, un article consacré au « triomphe du tricot » relate qu’ « Anny Blatt a rapporté d’Amérique d’un nouveau fil de nylon, dont elle a l’exclusivité et qu’elle fait fabriquer à Lyon ». Ce fil, dont elle a obtenu l’exclusivité de la fabrication en France, donne l’illusion de la laine: « Même moelleux, même douceur, même chaleur. De plus, il est incassable, inusable, sèche en un quart d’heure et ne rétrécit pas au lavage. »

Toujours en quête d’innovation, la maison lance dans les années 1950 une robe en nylon baptisée « Petite Folie », qu’elle considère comme « le prototype de [s]on modèle à succès ». Ses innovations portent aussi sur la modularité des vêtements – comme cet ensemble cardigan et sweater en jersey réversible qui peut se porter indifféremment à l’envers ou à l’endroit – et sur leur légèreté : Anny Blatt crée une robe du soir qui ne pèse que 180 grammes !

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Les pulls Anny Blatt font l’objet en 1985 d’une campagne télévisée très sensuelle, confiée à l’artiste Serge Gainsbourg qui en écrit la musique originale. Le slogan, « Créez votre séduction », fit date dans l’histoire de la publicité. © Daniel Simon/Gamma

En 1968, la maison Anny Blatt est rachetée par le groupe Hervillier, basé à Tourcoing. Mais son nom perdure. La marque, recentrée sur les fils et les articles de laine naturelle, se trouve une ambassadrice : Anne Sinclair, célèbre journaliste qui anime l’émission politique 7 sur 7 chaque dimanche sur TF1. « Il faut la voir, lovée dans des pulls ébouriffants prêtés par Missoni ou Anny Blatt, lorsqu’elle pose ses premières banderilles », peut-on lire dans un portrait que lui consacre Le Monde en 1987.

Après plusieurs rachats, le nom d’Anny Blatt disparaît en 2019. Mais l’entrepreneuse Marion Carrette relance la marque dès l’année suivante. Renouant avec les origines de la maison, elle propose une ligne de vêtements en laine haut de gamme, entièrement fabriquée en France, respectueuse de l’environnement et du bien-être animal. A rebours de la fast fashion, la marque ne produit qu’à la commande ces pulls d’une extrême douceur, portés à même la peau. Anny Blatt n’a pas dit son dernier mot !

Mars 1934 : Anny Blatt embarque pour New York

En 1934, le premier voyage d’Anny Blatt à New York attire l’attention du Chicago Tribune and the Daily News, New York, fruit d’une collaboration entre ces deux journaux américains. Destiné aux soldats mobilisés en France dès le printemps 1917, il devient le quotidien d’information des expatriés américains en Europe. Le titre, qui se définit à l’époque comme « le journal américain d’Europe », annonce dans la rubrique « The Social World », qui chronique les allées et venues des personnalités du moment, qu’Anny Blatt a embarqué le 14 mars à bord de l’Ile de France pour New York, où elle s’apprête à séjourner un mois, et résidera à l’hôtel Waldorf Astoria.


Article publié dans le numéro de janvier 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.