Le pape Jean-Paul II, vêtu de sa soutane blanche et crosse à la main, gisant à terre, écrasé par une météorite (La Nona Ora) ; Hitler enfant, agenouillé en pénitence (Him) : tous les amateurs d’art contemporain connaissent ces sculptures de cire et de résine de polyester conçues par Maurizio Cattelan, le célèbre artiste italien installé à New York et représenté par le galeriste parisien Emmanuel Perrotin. Sa banane scotchée au mur (Comedian), vendue 120 000 dollars, avait fait scandale à la foire Art Basel de Miami, en 2019. Mais qu’achètent vraiment les milliardaires qui collectionnent les œuvres de ce provocateur ? L’idée que l’artiste a voulu instiller derrière sa réalisation, autrement dit son concept – les excès du marché de l’art pour Comedian, le pape écrasé par les péchés du monde pour La Nona Ora, Hitler symbole du mal et paroissien modèle dans Him ? Ou son exécution concrète par un façonnier sous-traitant dont le travail en fait un coauteur de l’œuvre ? Dans l’art conceptuel, qui récuse la figuration mais s’appuie souvent sur la béquille d’une représentation, qui est le véritable auteur d’une œuvre ?
Longtemps, le problème ne s’est pas posé. Lorsque les peintres de la Renaissance – Le Tintoret, Léonard de Vinci, Michel-Ange ou Raphaël – devaient honorer plusieurs commandes, ils faisaient appel aux élèves de leur atelier pour terminer le travail. Le maître n’apportait sa touche qu’aux parties dites « nobles », comme les mains ou le visage des personnages. Il signait seul. Aujourd’hui, concepteur et réalisateur sont souvent deux personnes différentes. Mais pour le profane, ils ne font qu’un. C’est Jeff Koons qui a eu l’idée de la série Balloon Dog, un monumental chien gonflable, sculpté en acier inoxydable et revêtu d’une finition miroir bleu, magenta, jaune, orange ou rouge. Mais c’est la perfection de son exécution par son équipe (en 2015, l’artiste new-yorkais employait plus de 100 personnes dans son atelier de Chelsea) qui fascine le chaland. La fabrication, souvent magistrale et hyperréaliste, fait presque oublier que la valeur de l’œuvre tient surtout, en amont, à son créateur. Les petites mains sont négligées et le concepteur est souvent le seul auteur reconnu.
David contre Goliath ?
S’agit-il d’une querelle de clocher opposant défenseurs de l’art conceptuel et partisans de l’art figuratif ? Pas seulement. Avec l’explosion de l’art contemporain et ses prix stratosphériques, ainsi que la démultiplication en série d’une même œuvre, le problème a changé d’échelle. A la question « Qui est l’auteur ? », s’ajoute désormais celle de la répartition de son prix de vente. En mai dernier, cette double question a rebondi spectaculairement devant le tribunal judiciaire de Paris à propos de huit sculptures – parmi lesquelles quatre exemplaires de Him – exécutées pour le compte de Maurizio Cattelan par un artiste français beaucoup moins connu : Daniel Druet.
Né en 1941, ce sculpteur passé par l’Ecole des beaux-arts de Paris est deux fois lauréat du prix de Rome (en 1967 et de nouveau en 1968), la plus haute récompense décernée en France dans le domaine des arts visuels. Formé à l’ancienne, il fabrique lui-même ses pièces dans son atelier de Saint-Ouen, au nord de la capitale. Il est spécialiste de l’art de commande et se distingue par ses bustes réalistes et, dans les années 1970-1980, ses effigies de cire pour le compte du musée Grévin. Il signera notamment les sculptures en taille réelle de Charles de Gaulle, Paul Bocuse, Johnny Hallyday et Jean-Paul II !
Aujourd’hui, c’est l’artisan qui se rebiffe contre l’artiste star, qui se flatte de ne pas savoir dessiner. Cattelan n’a jamais associé le Français à son succès. Aucun contrat n’a jamais défini la relation entre les deux hommes : Druet recevait ses instructions par fax, dans un français approximatif. Sans doute, durant une collaboration qui a duré huit ans, a-t-il été payé (entre 10 000 et 30 000 euros pour chaque œuvre). Mais sans commune mesure avec les prix vertigineux atteints par les sculptures : 3 millions de dollars pour La Nona Ora, 17 pour Him. Druet, qui s’estime coauteur et injustement méconnu, assignait en 2018 Emmanuel Perrotin, le galeriste de Cattelan, pour violation de droit d’auteur. Il réclame alors quatre millions d’euros de dédommagement.
Prête-plumes et artistes fantômes
Ce n’est pas le premier conflit opposant un auteur à un façonnier. Connu pour sa fécondité littéraire, Alexandre Dumas s’appuyait sur le travail d’Auguste Maquet, collaborateur de l’ombre qui n’obtint jamais la reconnaissance qu’il espérait pour son travail sur Les Trois Mousquetaires. Quand Auguste Renoir, atteint de polyarthrite rhumatoïde, se mit à la sculpture, il était secondé par le sculpteur Michel Guino. « Conservant sa liberté de création », Guino sera considéré par la justice comme coauteur. Dans ses fax à Druet, Cattelan précisait les détails du dispositif scénique donnant à ses personnages leur dimension artistique : éclairage, position du corps, direction du regard. Son Hitler doit être impérativement exposé de dos afin qu’on ne découvre son identité qu’en contournant la sculpture. Druet ne revendique pas la paternité de ces mises en scène. Mais la disparité entre son salaire et le prix de vente l’a évidemment choqué, tout comme l’absence de toute référence à sa participation. Privé des quinze minutes de gloire, auxquelles, au dire d’Andy Warhol, chacun a droit, l’ancien prix de Rome n’a peut-être pas l’envergure d’un coauteur, capable d’imprimer sa personnalité sur la réalisation, mais les œuvres de Cattelan existeraient-elles sans la perfection de leur exécution artisanale ?
Le 8 juillet dernier, jugeant le plaignant « nullement en mesure […] de s’arroger la moindre participation aux choix relatifs au dispositif scénique […] ou au contenu du message », le tribunal de Paris a débouté Druet. Comme Emmanuel Perrotin, Larry Gagosian ou David Zwirner, les grands galeristes respirent. En refusant le titre de coauteur à l’artisan façonnier, la justice ne touche pas à la sacro-sainte clé de répartition du prix : 50 % pour le marchand, 50 % pour l’artiste. La légitimation d’un coauteur, en provoquant un autre partage, aurait bouleversé le face-à-face artiste-marchand. Ce nouveau jugement de Paris sera-t-il confirmé en appel ? Hyper spéculatif, le marché de l’art contemporain a horreur du vide. Il a besoin d’une définition claire du concepteur et de l’exécuteur, indissociablement liés dans la création d’une œuvre mais à jamais inégaux.
Article publié dans le numéro de novembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.