Le Tour de France est un paradoxe. Né en France en 1903, il a longtemps incarné une compétition 100 % française, racontant un pays et sa culture, un territoire et ses clochers d’église, ses hameaux et ses vignobles : une France intemporelle. Mais avec la mondialisation, la médiatisation et l’explosion du sport business, la course est devenue un événement sportif mondial dont l’audience est comparable à celle des Jeux Olympiques. Filmée depuis les airs par une armée de drones et d’hélicoptères, et par d’agiles motos équipées de caméras GoPro, elle permet au spectateur installé dans son canapé de suivre la course de l’intérieur et en direct.
Autre paradoxe : aucun coureur français n’a remporté le Tour de France depuis Bernard Hinault, en 1985. La première équipe américaine, parrainée par 7-Eleven, a fait ses débuts l’année suivante, en 1986. La même année, la course a été remportée par un coureur américain, Greg LeMond, devenu le premier ressortissant d’un pays anglophone à prendre la tête du classement général.
Le principe de la course n’a presque pas changé depuis son origine : chaque année, en juillet, plus d’une centaine de coureurs parcourent environ 3 500 km en une vingtaine d’étapes, avec seulement deux jours de repos. Une épopée surhumaine à ses débuts, avec le matériel de l’époque. Les coureurs emportaient des boyaux de rechange en bandoulière, collaient les rustines et allaient réparer leur cadre cassé sur l’enclume d’un forgeron du coin. Et si un train coupait en deux le peloton, les premiers attendaient les autres, bloqués derrière le passage à niveau !
Tout le sel de la Grande Boucle vient du contraste entre l’endurance au mal de coureurs héroïques, la fête populaire et le big business. Les sponsors se battent pour s’associer à une équipe (ticket d’entrée entre 2 et 4 millions d’euros) ou inscrire le nom de leur marque sur un maillot, et une caravane publicitaire, créée avant la naissance de la télévision, distribue des t-shirts et des casquettes aux spectateurs pendant 45 minutes avant le départ des étapes. Avec les touristes, les spectateurs sont légion, venus des heures avant le passage des coureurs s’agglutiner le long de la route. Ils se déchaînent dans les étapes de montagne obligeant les coureurs à fendre une foule compacte et bruyante.
Le graal est d’endosser le maillot jaune, inventé il y a cent ans cette année, pour mieux repérer le leader au milieu du peloton. Un superbe coup de marketing, transformant la course en feuilleton : chaque jour, on espère voir le maillot jaune changer d’épaule, on guette les échappées, les chutes et les abandons.
Aujourd’hui, les coureurs viennent du monde entier : Colombie, Kazakhstan, Australie… On annonce une équipe chinoise en 2020 avec un budget géant. Les Américains Greg LeMond (trois fois vainqueur, même après avoir été grièvement blessé par balle lors d’un accident de chasse en 1987), Floyd Landis (qui a remporté le Tour en 2006 avant de perdre son titre pour dopage et de se reconvertir dans le commerce de produits issus de la marijuana) et l’icône Lance Armstrong (sept maillots jaunes) ont aidé l’épreuve à acquérir une célébrité mondiale, même si le coureur texan a été dépossédé de ses victoires pour dopage par transfusion sanguine et injection d’EPO. Un tour de France sans stimulants a-t-il d’ailleurs jamais existé ? Il est permis d’en douter, tant la résistance physique attendue des coureurs est grande. Autrefois et jusque dans les années 1960, les stimulants étaient moins sophistiqués : on se contentait de vin, combiné à de l’éther, ou de bière. Puis l’alcool céda aux amphétamines et à la cortisone.
Du temps de la supériorité des coureurs américains, l’U.S. Postal et 7-Eleven finançaient leur équipe. Après le dopage d’Armstrong, qui a déclaré à NBC en mai dernier « Nous avons fait ce que nous devions faire pour gagner, ce n’était pas légal, mais je ne changerais rien », la seule compagnie américaine présente en 2019 sera le fabricant de vélo Trek, qui co-sponsorise une équipe avec l’Italien Segafredo. Car depuis plus de cinquante ans, le Tour de France n’est plus disputé par équipes nationales comme autrefois mais par sponsor (les équipes de coureurs portent le nom de la marque).
Retransmis dans 190 pays, le Tour reste un immense spot publicitaire pour la France, ses paysages, ses châteaux, ses bourgades médiévales où l’on regarde passer les coureurs depuis son balcon. Pour beaucoup, la course est un prétexte pour profiter du patrimoine culturel français : c’est le cas des téléspectateurs américains. Aux Etats-Unis, NBC transmet en direct sur sa chaîne premium les étapes quotidiennes ainsi que les 45 dernières minutes de la dernière étape culminant avec le sprint final sur Champs-Elysées à Paris. La chaîne francophone TV5 MONDE rediffusera quant à elle l’ensemble du Tour 2019 qui passera cette année au cœur du pays cathare et par Val Thorens, la plus haute station de ski d’Europe. Le départ, régulièrement donné à l’étranger depuis 1954, s’effectuera depuis Bruxelles cette année.
Clin d’œil de l’histoire : en 1989 Donald Trump, alors homme d’affaires, a financé le Tour de Trump, un Tour des Etats-Unis calqué sur le modèle français, mais en réalité concentré sur la côte Est. Lors de la première édition, les coureurs ont été accueillis dans la ville de New Paltz, à New York, par des manifestations anti-Trump… Le succès a été mitigé : le public américain préfère le vélo tout terrain et le vélo bicross. Après la deuxième édition, Trump, en pleine débâcle financière, a cessé de sponsoriser l’événement. La course est ensuite devenue le Tour DuPont, et a connu six éditions avant de disparaître définitivement lorsque le groupe industriel a cessé de la financer.
Article publié dans le numéro de juillet 2019 de France-Amérique. S’abonner au magazine.