Exposition

Erté, le génie oublié de l’Art déco

Au diable la marine du tsar et les galons d’officier : Romain de Tirtoff (Erté) sera artiste dans le Paris de la Belle Epoque, dessinateur de mode, illustrateur vedette chez Harper’s Bazaar et chef de file du mouvement Art déco. Sans jamais connaître dans son pays d’adoption la même renommée qu’aux Etats-Unis, où on le surnommait « le Génie ». Les créations avant-gardistes de l’artiste décédé à Paris en 1990 sont à découvrir à la galerie M.S. Rau de La Nouvelle-Orléans, à partir du 14 octobre.
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Erté, Hélène de Sparte, 1927. Courtesy of M.S. Rau, New Orleans

Le 9 novembre 1982 vers 23 heures, Diana Ross se leva de sa chaise pour chanter « Happy Birthday ». L’objet de son attention ? Un élégant monsieur aux cheveux d’argent, discret dans son smoking de cuir noir. En compagnie de 250 amis, l’artiste russe naturalisé français Erté fêtait son 90e anniversaire dans un restaurant de Manhattan. Pour la deuxième fois dans sa carrière, il tutoyait la gloire, vendait ses œuvres Art déco à Andy Warhol, Elton John et Barbara Streisand.

Flashback en 1912 : Romain de Tirtoff arrive à Paris. Il a 19 ans et fuit la carrière d’officier de marine qu’on lui destine. Impressionné par la Ville Lumière, découverte lors de l’Exposition universelle de 1900, il veut devenir artiste. Ses dessins enchantent Paul Poiret, le couturier célèbre pour avoir libéré les femmes de leur corset, qui l’engage comme dessinateur. Il signera son contrat de son nom d’artiste : Erté.

Robes, chapeaux, accessoires, le jeune autodidacte conçoit aussi des décors de théâtre et des costumes. C’est l’époque des Ballets russes de Diaghilev et des numéros exotiques de Mata Hari. Mais la Première Guerre mondiale met un terme à la frénésie de la Belle Epoque : Herté se réfugie à Monte-Carlo et se tourne bientôt vers l’Amérique. De 1915 à 1937, il réalisera 2 000 illustrations à l’encre et à la gouache pour le magazine féminin Harper’s Bazaar.

Erté : l’esthétique des années 1920

Ses couvertures tout en arabesques et lignes droites, en rupture avec l’esthétique victorienne d’avant-guerre, reflètent une société nouvelle. La femme selon Erté est une danseuse en apesanteur, débarrassée des contraintes et des convenances, une déesse de la mythologie orientale, une guerrière couronnée de rayons de soleil. Elle est indépendante, porte les cheveux courts, fume, conduit, fait de l’aviron, du ski nautique et de la luge. Erté inventera ainsi l’esthétique des années 1920. Et recevra les félicitations de son employeur. « Que serait devenu Harper’s Bazaar si ce n’avait été pour Erté », dira le magnat de la presse William Randolph Hearst, patron du magazine.

Erté et l’actrice Carmel Myers dans le costume de paon qu’il lui a dessiné pour le film Ben-Hur, en 1925. © Sevenarts Ltd
La dernière lettre de l'Alphabet d'Erté, une série de lettres illustrées réalisée entre 1927 et 1967. © Sevenarts Ltd
Angel Harpist in Blues, décor pour la revue Rhapsody in Blue à l'Apollo Theater, New York, 1926. © Sevenarts Ltd

Le style Erté fait fureur. Et sort bientôt des magazines. Ses vêtements aux coupes unisexes, introduisant des matières jusque-là réservées au vestiaire féminin comme le velours, sont populaires dans les grands magasins new-yorkais Henri Bendel et B. Altman. Ses costumes et ses décors sont dans tous les théâtres : les Folies Bergères, l’Alhambra et le Lido à Paris, l’Alcazar à Marseille, l’opéra de Chicago, Broadway et les Ziegfeld Follies à New York. Ses croquis pour la comédie musicale Manhattan Mary en 1927 inspireront une broche un temps vendue à la boutique du Metropolitan Museum of Art, un gratte-ciel dardant ses rayons d’or.

En février 1925, Erté embarque pour les Etats-Unis. Il avait jusqu’ici réussi à vendre ses dessins sans jamais quitter la France, mais Hollywood insiste. La Metro-Goldwyn-Mayer lui offre un contrat d’un an, une Packard de fonction et fait reproduire à l’identique son studio de Sèvres. Erté est accueilli en héros : sur le bateau, à New York, à Los Angeles, il donnera 197 interviews ! Et réalisera notamment les décors et les costumes du péplum Ben-Hur (1925). La couronne de paon aux motifs égyptiens qu’il dessine pour l’actrice Carmel Myers deviendra culte : elle a été déclinée en bague et en pendants d’oreilles dans une collection de bijoux et accessoires lancée au Met en 2020.

Les années psychédéliques

Erté ne terminera pas son contrat avec la MGM. Délais intenables, disputes avec les actrices, l’artiste bridé préfère rentrer en France. La richesse de ses créations pour le cinéma et le théâtre fera école aux Etats-Unis, mais lorsque s’achèvent les années 1930, Erté est sur le déclin. Au lendemain de la récession, l’artiste est ruiné. Ses spectacles s’arrêtent les uns après les autres, ses œuvres ne se vendent plus. Il vend sa maison, congédie ses domestiques et s’installe dans un petit appartement à Boulogne-Billancourt.

Les hippies donneront à l’artiste vieillissant une seconde jeunesse. On redécouvre dans les années 1960 ses arabesques et ses figures mythologiques : le mouvement psychédélique s’en inspirera pour dessiner les affiches qui invitent aux concerts de Jefferson Airplane, du Grateful Dead, de Janis Joplin. Le mouvement Art déco est en pleine résurgence. En 1967, année du Summer of Love, Erté fait l’objet d’une rétrospective à la Grosvenor Gallery de New York : le Metropolitan Museum of Art achètera les 170 œuvres avant même l’ouverture de l’exposition !

Erté est de retour au sommet. L’artiste achèvera son Alphabet, un ensemble de lettres illustrées commencé en 1927, dessinera le spectacle de l’Exposition universelle de Montréal et fera son grand retour sur scène en habillant les danseuses Ginger Rogers et Zizi Jeanmaire. La pièce maîtresse de la collection vendue à la boutique du Met est dédiée à la meneuse de revue française : un collier en or pavé de 99 cristaux Swarovski, succession d’éventails et de palmettes. Une double référence à l’antiquité égyptienne et au mouvement Art déco. Erté aurait apprécié.


Erté & the Era of Art Deco, du 14 octobre 2023 au 3 janvier 2024 à la galerie M.S. Rau, à La Nouvelle-Orléans.


Article publié dans le numéro de mars 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine.