Architecture

Le mystère de la villa Eileen Gray

Sur les bords de la Méditerranée, cette étrange maison au bord de l’eau raconte la naissance de l’architecture moderne.
[button_code]
La villa E-1027 d’Eileen Gray et Jean Badovici, sur la Côte d’Azur entre Monaco et Menton. © Drone de Regard

Perchée sur des rochers, surplombant les eaux bleu cobalt de la mer Méditerranée, la plus énigmatique villa de la Côte d’Azur porte un drôle de nom : E-1027. Le terme évoque plus un film de Stanley Kubrick qu’un joyau architectural. Pourtant, derrière cette appellation combinant dans un étrange codage les initiales de ses deux architectes, Eileen Gray et Jean Badovici, la villa est à la fois une œuvre d’exception, un mystère et le sujet d’une singulière polémique sur fond de bataille des sexes.

Le chef-d’œuvre, c’est la beauté naturelle de cette construction toute de grâce et d’économie, accessible seulement par le sentier pédestre du littoral, à Roquebrune-Cap-Martin, entre Monaco et Menton. Posée en 1929 dans une garrigue alors vierge de toute construction, la villa se présente comme un parallélépipède évoquant un paquebot en partance. Fondus dans un paysage de restanques, ces jardins en terrasses typiques du paysage méditerranéen, ses volumes sont à la fois enroulés les uns dans les autres et ouverts sur la mer. Comme le temple d’Athéna Nikè sur l’Acropole d’Athènes, son minimalisme conjugue raffinement extrême et simplicité absolue. A la clé, une élégance allégée de toute référence à un style passé, que seuls pouvaient imaginer deux avant-gardistes sans tabous ni commanditaires.

villa-E-1027-Eileen-Gray-Jean-Badovici-corbusier-Roquebrune-Cap-Martin-2
Le salon de la villa E-1027, avec un des fauteuils Transat conçus par Eileen Gray (à droite). © Alan Irvine/Centre Pompidou/Bibliothèque Kandinsky
villa-E-1027-Eileen-Gray-Jean-Badovici-corbusier-Roquebrune-Cap-Martin-berenice-Abbott
Eileen Gray, photographiée par Berenice Abbott en 1926. © 2019 Estate of Berenice Abbott

La maternité du concept revient-elle à Eileen Gray ? C’est elle, en tout cas, qui a voulu la forme de la maison. Née en Irlande en 1878, fille d’une riche famille de juristes et d’artistes, elle s’est installée en France après des études de peinture à la Slade School of Fine Arts de Londres. Séduite par Paris, qu’elle découvre lors de l’Exposition universelle de 1900, elle abandonne la peinture pour étudier le laquage puis le tissage. Désormais décoratrice d’intérieur, elle se fait connaître par ses objets en laque, ses meubles et ses tapis. Quand elle rencontre l’architecte et critique d’art d’origine roumaine Jean Badovici, directeur du magazine d’avant-garde L’Architecture vivante, ni elle ni lui n’ont encore construit quoi que ce soit. Mais Eileen Gray veut une maison solaire, dans ce Sud que tous les deux adorent.

L’influence de l’Ecole de Chicago

La créatrice irlandaise achète donc un terrain à Roquebrune-Cap-Martin. Le couple rédige dans L’Architecture vivante une description détaillée de leur maison. L’intérieur sera dessiné par Eileen Gray. Mais c’est Jean Badovici qui serait à l’origine de la structure appliquant les cinq points de l’architecture moderne définis par Le Corbusier, théoricien du modernisme. Inspirés par l’Ecole de Chicago, ils prévoient ainsi une construction sur pilotis, transformant le rez-de-chaussée en espace ouvert avec un toit-terrasse pouvant accueillir solarium, piscine ou jardin. Les murs porteurs sont supprimés grâce à des structures en acier et béton, matériaux préférés du Corbusier. La façade est libre, sans décoration. Grâce aux poteaux placés en retrait, les murs ont l’apparence d’une peau mince. Enfin, percées sur une grande partie de la façade, des fenêtres en bandeau s’étirent en longueur.

villa-E-1027-Eileen-Gray-Jean-Badovici-corbusier-Roquebrune-Cap-Martin-3
La villa E-1027 avec ses murs de béton blanchis à la chaux et son toit-terrasse. © Manuel Bougot

Après deux ans de travaux, la villa combinant béton armé et brique creuse (avec remplissage en moellons) voit le jour en 1929. Eileen Gray ayant refusé tout jardin exotique, comme c’est alors la mode, le vert des arbres fruitiers sur les restanques de pierres sèches tranche avec la chaux blanche des murs. Paradoxalement, l’Irlandaise n’habitera qu’un an la maison de ses rêves, décorée de ses propres fauteuils Transat, dérivés des chaises longues des paquebots transatlantiques, de ses tapis évoquant des horizons marins et de quelques trouvailles : miroirs satellites avec lampe intégrée, table pliante nickelée, paravents repliables. Elle avait voulu les murs intérieurs majoritairement blancs, sauf quelques-uns de couleurs vives. Ils seront couverts, dans les années 1930, de fresques polychromes par Le Corbusier. Ainsi naquit la polémique.

Le Corbusier marque son territoire

Pas question de dénier un immense talent au créateur de la Cité radieuse de Marseille ou de la chapelle Notre-Dame du Haut en Bourgogne. Mais dans la maison en bord de mer, ses peintures – non sollicitées par les propriétaires – posent une question d’unité et d’harmonie. Le Corbusier est pourtant un ami du couple. Au début des années 1950, il est tombé sous le charme de ce coin de Méditerranée, au point d’y construire, au-dessus de la villa E-1027 désormais occupée par le seul Jean Badovici (Eileen Gray est partie vivre dans une nouvelle villa à Menton), un cabanon de bois spartiate, antithèse de ses projets d’urbaniste mégalomane, où il s’installe l’été pour travailler.

Le Corbusier au travail, couvrant de ses fresques colorées les murs blancs de la villa d’Eileen Gray. © Fondation Le Corbusier/Artists Rights Society, NY
villa-E-1027-Eileen-Gray-Jean-Badovici-corbusier-Roquebrune-Cap-Martin-4
Une fresque du Corbusier dans la chambre d’amis de la villa E-1027. © Manuel Bougot/Fondation Le Corbusier/ADAGP, Paris, 2017

En vacances dans la maison prêtée par Jean Badovici dans les années 1930, l’architecte vedette couvre les murs immaculés de grandes fresques largement inspirées par Picasso. « Apparemment offensé qu’une femme puisse créer une si belle œuvre de modernisme », commentera en 2013 la critique Rowan Moore dans le Guardian, « il a affirmé sa domination, comme un chien qui urine, sur le territoire ». Il laisse aussi courir le bruit qu’il est le concepteur des lieux. Le Corbusier, architecte de la villa ? La rumeur perdurera jusqu’à sa mort en 1965, sans que les deux véritables créateurs ne réagissent. Les textes réhabilitant Eileen Gray suggèrent cependant qu’elle a peu apprécié les peintures, estimant qu’elles jurent avec la sobriété de la villa.

Les années ont passé, les propriétaires se sont succédé. Le mobilier créé par Eileen Gray a été dispersé aux enchères en 1992 et la maison abandonnée, endommagée par des squatteurs. Dans les années 2000, une association financée en partie par la Fondation Le Corbusier, qui s’oppose à un retour aux origines, a mené des travaux de restauration. Les fresques de l’architecte moderniste, dont les principes ont inspiré la construction, doivent donc rester. Le temps est heureusement galant homme. Le vent de la beauté et de la modernité qui souffle sur ce chef-d’œuvre a effacé polémique et rancœur. On visite désormais la villa E-1027 en même temps que le cabanon et les installations de camping créées par Le Corbusier. Mais avec Eileen Gray, l’architecture est enfin devenu un art qui se conjugue au féminin.


Article publié dans le numéro d’octobre 2021 de
France-AmériqueS’abonner au magazine.