Editer des parfums comme Gallimard édite des romans. Donner aux auteurs, les « nez », le temps et les moyens d’exprimer tout leur art, sans études marketing ni contraintes sur le coût final du flacon. Refuser les fragrances formatées vendues dans les chaînes de parfumerie en libre-service et rechercher l’exception, l’originalité, le coup de foudre. Quand il crée à Paris, en juin 2000, les Editions de Parfums qui portent son nom, Frédéric Malle tourne le dos aux codes et aux modes du secteur. Vingt ans plus tard, l’entreprise a conquis le monde : ses élégants flacons ornés de noir, blanc et rouge sont vendus dans cinquante pays, dont la Chine depuis l’an dernier. Et un beau livre, édité par l’éditeur américain Rizzoli en fin d’année dernière, est venu retracer deux décennies d’audace et de créativité.
Neveu du réalisateur Louis Malle, le parfumeur français vit aux Etats-Unis depuis 2006. « J’ai eu la chance de grandir entre les deux pays pour des raisons familiales », confie-t-il depuis sa maison de Long Island. « Le succès incroyable des Editions de Parfums aux Etats-Unis, presque depuis les débuts, a été un facteur déterminant pour m’installer ici. J’ai aussi quatre enfants et je voulais qu’ils soient des citoyens du monde, pas seulement des Français. »
A 58 ans, Frédéric Malle est resté fidèle à sa vision radicale de départ. Il a vendu les Editions de Parfums au groupe américain Estée Lauder en 2015, mais sans en abandonner ni la direction, ni la création artistique. Passionné par la photographie, la musique, la mode, le design et l’architecture, il a su marier tous les arts avec celui du parfum. Et il traite chaque aspect de sa marque avec le même mélange de passion et de méticulosité, qu’il s’agisse de concevoir un nouveau « jus », de superviser l’aménagement des boutiques ou de dessiner les photophores qui abritent ses bougies.
De l’histoire de l’art à la parfumerie
« S’il existait une aristocratie du parfum, Frédéric Malle aurait un titre », écrivait le New York Times en 2017. Son grand-père, Serge Heftler-Louiche, a fondé la branche parfums de Christian Dior, un ami d’enfance. Sa mère, Marie-Christine Sayn-Wittgenstein, fut directrice de la création de Dior Parfums. Mais c’est à l’histoire de l’art que le jeune Frédéric choisit de consacrer ses études – d’abord chez Sotheby’s à Londres, puis deux ans plus tard à NYU, où il suit aussi des cours d’économie. De retour à Paris, il travaille dans la publicité, avant d’être rattrapé par les parfums en intégrant en 1988 le laboratoire en région parisienne de Roure, une entreprise historique de Grasse.
Chez Roure, Frédéric Malle croisera plusieurs des « nez » qui répondront présent, dix ans plus tard, quand il lancera les Editions de Parfums – Dominique Ropion, Jean-Claude Ellena ou Edouard Fléchier, pour ne citer que trois d’entre eux. De grands noms de la profession, à l’origine de parfums stars vendus à des millions d’exemplaires, mais souvent inconnus du grand public. Quasiment tous viennent de France et ce n’est pas un hasard : « Historiquement, les meilleurs nez d’Amérique sont français », affirme Frédéric Malle. « La parfumerie fait partie intégrante de la culture en France, bien plus qu’aux Etats-Unis. Et puis, la façon dont elle est enseignée demande aux étudiants de faire appel à leur parcours personnel, en incluant la nourriture et les senteurs de leur vie personnelle. »
De Iris Poudre (Pierre Bourdon, 2000) jusqu’à Rose & Cuir (Jean-Claude Ellena, 2019), une trentaine de parfums sont nés en vingt ans, en collaboration avec une douzaine d’auteurs, qui signent toujours leur création. Selon le cas, la naissance d’un parfum « peut prendre entre six et dix-huit mois », indiquait Frédéric Malle en janvier dernier, à l’occasion d’un entretien vidéo au French Institute Alliance Française (FIAF) de New York. « Dix-huit mois, pour moi, est un cauchemar, mais parfois cela le mérite. Carnal Flower (Dominique Ropion, 2005), qui est un parfum fantastique, a demandé 690 essais ! »
Article publié dans le numéro de mars 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.