Le début de l’aventure transatlantique entre la France et les Etats-Unis porte un nom : Giovanni da Verrazano (ou Jean de Verrazane). Navigateur florentin chargé de mission par François 1er, parti du Havre, il découvre la baie de la future New York en 1524. C’est la première expérience d’une telle traversée. Suivront les Huguenots français, à la suite de la révocation de l’édit de Nantes en 1685, partis de La Rochelle pour rejoindre l’Amérique. Mais ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que ces voyages reprennent : en 1783, la création d’une poste royale transatlantique permet d’acheminer le courrier de Port-Louis, près de Lorient, jusqu’à New York. Elle marque la reprise des voyages entre la France et les Etats-Unis. Le packet boat, bateau transportant les missives, deviendra plus tard « paquebot » en français.
Il est envisageable, bien que cette hypothèse ne puisse être vérifiée, que des pêcheurs français, partis des ports de Dieppe ou de Saint-Malo pour pêcher la morue, se soient approchés, sans le savoir, de Terre-Neuve, découvrant les côtes américaines avant l’expédition de Christophe Colomb en 1492. Si cette idée a de quoi séduire l’amour-propre français, l’absence de preuve archéologique empêche de la vérifier.
Mais ces premières traversées ne sont que des balbutiements. Pour des raisons financières, le trafic de la poste royale transatlantique est interrompu. Les traversées s’effectuent alors au gré des navires en partance, dans des conditions aléatoires : Chateaubriand, quittant la France pour l’Amérique le 8 avril 1791, est obligé d’embarquer sur un modeste brigantin, petit navire à deux mâts.
« Quelle drôle de vie on mène dans cette grande diligence qu'on appelle un vaisseau ! »
Alexis de Tocqueville a ainsi raconté par le menu sa traversée, qui n’a pas été sans difficulté. A partir de 1822, un service de bateaux est organisé, mais la voile ne permet pas un voyage rapide : entre Le Havre et New York, il faut compter près de 40 jours à l’aller et entre 20 et 30 jours au retour, grâce aux vents favorables. L’auteur de De la démocratie en Amérique va profiter de ce service ; il embarque avec son ami Gustave de Beaumont à bord du vaisseau Le Havre, le 2 avril 1831.
Pendant 38 jours, ils vont subir de mauvaises conditions météorologiques et découvrir, à bord du vaisseau, un confort plus que rudimentaire. Pour survivre, Tocqueville raconte s’être astreint à une discipline réglée : tous les jours, dans sa cabine particulière, il étudiait les écrits d’économie politique de Jean-Baptiste Say. Preuve de l’aspect chaotique de la traversée transatlantique à l’époque, Tocqueville écrit dans une lettre à sa mère : « Ma chère maman, quelle drôle de vie on mène dans cette grande diligence qu’on appelle un vaisseau ! »
La révolution de la machine à vapeur
L’invention de la machine à vapeur va révolutionner les traversées transatlantiques. Le gain de temps pour naviguer de la France jusqu’aux Etats-Unis est considérable. Malgré cette innovation, la France prend du retard sur l’Angleterre. Alors qu’en 1840 est inaugurée la Cunard Line, la France n’a pas encore de ligne régulière. Comme s’il s’agissait d’un affront à la grandeur du pays, la Revue des Deux Mondes alerte les décideurs français de l’époque : « Depuis 18 mois, les Anglais sillonnent l’Atlantique de leurs moteurs à feu, nous sommes à nous demander si la France les y suivra. »
Les pouvoirs publics tentent de combler ce retard sous l’impulsion d’Adolphe Thiers, en vain. L’agenda politique ne le permet pas – la France est alors embourbée dans la « question d’Orient ». « Les Anglais sont un peuple de navigateurs, plus que les Français », avance Rosine Lagier, auteur du livre Il y a un siècle, les paquebots transatlantiques (Editions Ouest-France).
Sous le Second Empire, le ressaisissement de la France aboutit à la création, en 1855, de la Compagnie générale maritime, sous l’impulsion des frères Pereire, qui deviendra la Compagnie générale transatlantique, appelée « Transat » ou « French Line » par les Anglo-Saxons. La compagnie des frères Pereire signe une convention postale avec l’Etat français, ce qui lui permet d’obtenir des subventions. Le premier voyage a lieu le 15 juin 1864 : le paquebot Washington inaugure la ligne Le Havre-New York.
L'âge d'or des traversées transatlantiques
L’âge d’or des traversées transatlantiques commence au début du XXe siècle. C’est la période des paquebots mythiques. « Il y a eu petit à petit une course au gigantisme entre les pays européens », explique Rosine Lagier. « On a commencé à mettre des surnoms élogieux sur ces villes flottantes, car les paquebots étaient devenus des étendards de la fierté nationale. » Ils servent aussi aux immigrés, en partance du Havre ou d’autres ports européens comme Hambourg ou Liverpool, à rejoindre les Etats-Unis. Ces passagers, souvent pauvres, débarquent à Ellis Island après une traversée en troisième classe. Le nombre de Français émigrant en Amérique du Nord est cependant moins important que d’autres nationalités : seuls 772 000 Français émigrent aux Etats-Unis entre 1820 et 1986, soit 1,5 % de l’immigration totale, contre près de 13 % d’Allemands ou 10 % d’Italiens.
Ces bateaux portent souvent le nom d’un territoire français. Parmi les plus célèbres, on peut citer le France (premier du nom), qui commence à naviguer en 1912 : long de 210 mètres, c’est le premier bateau emblématique de la Transat. Suit l’Ile-de-France, paquebot ayant navigué le plus longtemps sur l’Atlantique, entre 1927 et 1959. Le plus connu reste le Normandie, dont la première traversée date de 1935, et qui fait la fierté de la Compagnie générale transatlantique. Tous ces paquebots vont être réquisitionnés pendant la Deuxième Guerre mondiale, afin de contribuer à l’effort de guerre. Ils servent alors à transporter les troupes et font office de navire-hôpital.
Ces paquebots peuvent transporter environ 2 000 passagers, un chiffre stable au fil des ans. Le nombre de membres d’équipage croît pour assurer un service digne des plus grands hôtels. L’innovation clé concerne la durée de la traversée, qui va devenir l’un des enjeux principaux pour les compagnies assurant la liaison entre la France et les Etats-Unis. Alors que le France et l’Ile-de-France traversent l’Atlantique en six ou sept jours, le Normandie effectue sa traversée en trois ou quatre jours : ce navire va gagner le Ruban bleu en 1935, qui récompense le paquebot le plus rapide. « Gagner le Ruban bleu, c’est mettre en avant sa technologie, sa culture, c’est faire rayonner le pays où a été construit le paquebot. »
Des bateaux luxueux et prestigieux
Ces bateaux incarnent le luxe et le prestige de la France. L’intérieur des navires doit être le plus raffiné possible. Hormis la troisième classe, les paquebots sont réservés à la haute société. Le France était surnommé « le Versailles de l’Atlantique » : à son bord, on pouvait trouver des salons mauresques ou des bibliothèques lambrissées. « Il y avait même un palais des dogues, pour les chiens des passagers ! » A son bord, pour assurer aux voyageurs une expérience gastronomique hors du commun, est emportée une quantité démesurée de marchandises : 60 000 œufs, 4 000 poulets, 1 000 poussins, 8 000 canards, 7 000 bouteilles de grand cru, le tout préparé dans une cuisine électrique longue de 60 mètres, qui fournit 4 000 repas par jour. Au menu du Normandie : brochet de la Loire au beurre blanc, caneton à l’orange ou encore poularde de Bresse à la broche.
En première classe, la piscine est faite de 380 000 carreaux en grès émaillé de la manufacture de Sèvres. Le Normandie est une vitrine de l’art français des années 1930 : on peut y voir des colonnes de verre confectionnées par René Lalique, les panneaux laqués de Dunand et les mobiliers de Ruhlmann. Ce qu’on exalte à bord, c’est l’art de vivre français. Les voyageurs des premières classes sont tenus de respecter les codes de la bonne société : « On devait changer quatre à cinq fois par jour de tenue sur le paquebot », explique Rosine Lagier. « L’importance du paraître était considérable. »
Ce luxe a un prix : en 1900, un couple paie sa traversée 6 250 anciens francs, l’équivalent de 16 000 euros aujourd’hui (le salaire moyen d’un ouvrier à Paris, à l’époque, est de 1 800 anciens francs par an). Exception à la règle : un bateau, présenté comme celui des « Français moyens », le De Grasse, effectuera quelques traversées transatlantiques, pour un coût moins exorbitant… et un luxe moins clinquant.
Des traversées risquées
Les traversées entre la France et les Etats-Unis ne sont pas sans risque : certains paquebots sont considérés comme maudits. Parmi les bateaux sinistrés, on peut citer le Paris, victime d’un incendie le 18 avril 1939 : il finit par se coucher sur le flanc dans le port du Havre. L’un des accidents les plus connus est celui du Normandie. En 1941 et 1942, il est mis à disposition de la marine américaine pour être transformé en troopship. Dans le port de New York, il est victime d’un incendie qui, encore aujourd’hui, suscite de nombreuses questions : un éventuel acte de malveillance ? Un espion allemand ?
Le France : un dernier paquebot mythique
Après tout âge d’or vient le déclin : les bateaux assurant la traversée entre la France et les Etats-Unis ne font pas exception. « Le Normandie est probablement le dernier paquebot véritablement rentable. » Après la Deuxième Guerre mondiale, l’exploitation des paquebots français coûte de plus en plus cher. Dès les années 1950, les premiers vols transatlantiques commerciaux concurrencent les traversées en bateau. Pourtant, un dernier paquebot, mythique, va être construit et exploité par la Transat : le France, deuxième du nom. Après de nombreuses années d’hésitation sur la viabilité financière du projet, le bateau est inauguré en grande pompe en 1960. Les autorités françaises se mobilisent autour de ce projet, signe selon elles de la grandeur de la France et de la prospérité économique retrouvée.
Le président De Gaulle se délecte de l’analogie entre le nom du navire et celui du pays et exalte le prestige hexagonal ; Yvonne De Gaulle, marraine du paquebot, coupe le ruban qui retient la bouteille de Champagne qui va se briser contre la coque. Lors de sa traversée inaugurale, en 1962, le France est accueilli à New York par une nuée de remorqueurs et d’hélicoptères, le 8 février. Des milliers de personnes sont massées le long du fleuve Hudson pour apercevoir le paquebot mythique.
Mais au début des années 1970, le France est devenu un gouffre financier. Déjà concurrencé par le Boeing 747, le paquebot est frappé par le choc pétrolier de 1973 : la hausse du prix du baril de pétrole, couplée à la faiblesse de la devise américaine, empêche le France d’être rentable. La Transat décide de son désarmement et de sa mise en vente, au grand dam de la population française. Un élan populaire tente de sauver le navire : à coup de comités de soutien, de pétitions et de manifestations, les défenseurs du France se battent. Leurs efforts sont vains : en 1974, et ce pour quatre années, le France est amarré au « quai de la honte » dans le port du Havre, avant d’être racheté par un armateur norvégien et rebaptisé Norway. Contenant de l’amiante, il finira démantelé au large de l’Inde au début des années 2000.
Métaphore de la fin des Trente Glorieuses et du début d’une période de doute pour la population française, le France aura marqué l’histoire des traversées transatlantiques et plus globalement le patrimoine français : une chanson de Michel Sardou lui sera consacré. « C’était une grande page qui se tournait, on sentait chez la population une nostalgie de ce qu’on avait été et de ce qu’on ne serait plus », explique Rosine Lagier. Preuve de la nostalgie dans les esprits des grandes traversées transatlantiques, des pièces du France ont été mises aux enchères en 2009 : le nez du paquebot a été vendu pour 273 000 euros ! Aujourd’hui, seul le Queen Mary II, exploité par la compagnie anglaise Cunard, assure régulièrement une traversée transatlantique, mais entre l’Angleterre et les Etats-Unis, une dizaine de fois par an.
Des traversées spectaculaires
Au-delà des voyages commerciaux, les traversées transatlantiques ont fait l’objet d’exploits de sportifs français. A la voile, des navigateurs comme Eric Tabarly et Loïc Peyron ont marqué l’histoire. Le premier, en 1980, traverse l’Atlantique, de la baie de New York jusqu’au sud de l’Angleterre, en dix jours, sur un trimaran ; en 2006, Loïc Peyron bat le record de la durée de traversée, en l’effectuant en quatre jours, à bord d’un catamaran.
Ces traversées en bateau à voile sont loin d’être les plus spectaculaires. Gérard d’Aboville (aujourd’hui élu UMP au conseil municipal de Paris), en 1980, part du Cape Cod pour rejoindre Brest, à la seule force de ses bras. En solitaire, à la rame, dans un bateau qui fait 5,60 mètres de long, il effectue une traversée de 5 200 kilomètres, en 71 jours et 23 heures. Le pari de Benoît Lecomte est plus fou encore : en 1998, il se lance dans la première traversée de l’océan Atlantique à la nage, sans planche. En partant du Massachusetts pour rejoindre la Bretagne, sa traversée a pour objectif de collecter des fonds au profit de la recherche contre le cancer, en hommage à son père, qui lui avait appris à nager. Les conditions sont extrêmes : pendant 72 jours, tout au long des 5 980 kilomètres parcourus, Benoît Lecomte s’impose six à huit heures de nage par jour. Il est suivi d’un bateau, sur lequel il peut se reposer régulièrement, entre deux sessions de nage. Pour éviter les attaques de requins, il émet un champ magnétique, sensé éloigner les squales…
L’apparition des vols commerciaux liera encore plus intimement la France et le continent américain…
Article publié dans le numéro de novembre 2014 de France-Amérique. S’abonner au magazine.