La corne de brume du Magellan résonne dans la baie de New York. Lorsque le cargo émerge enfin des nuages, 25 000 spectateurs explosent de joie. Massés à Battery Park, malgré le froid, ils font un accueil chaleureux au navire qui porte sur son flanc un message d’amitié : « Merci America. » France-Amérique assiste à la scène, ce 3 février 1949. « Les Français parlent aux Américains », écrit notre rédacteur en chef. « Et ils ont choisi comme porte-paroles les 49 wagons du Train de la reconnaissance, véritables ambassadeurs de la fraternité transatlantique. »
Après le Train de l’amitié américain, chargé de nourriture et expédié en Europe pour venir en aide au continent ravagé par la Seconde Guerre mondiale, la France se saisit à son tour des codes de la diplomatie ferroviaire. Les voitures du Train de la reconnaissance française qui traversent l’Atlantique sont chargées non pas de vivres, mais de trésors culturels. Des cadeaux, selon la consigne du Comité national d’organisation, qui « devront surtout avoir un caractère typiquement français [et] évoqueront autant que possible la pensée, les traditions, le charme et le goût de notre pays ».
Un train pour célébrer l’amitié franco-américaine
En octobre 1947, la guerre est terminée depuis plus de deux ans, mais les Français peinent encore à se nourrir. Pour ne rien arranger, le pays vient de subir une vague de froid exceptionnelle et les cultures dépérissent dans les champs. A Marseille, observe le journaliste américain Drew Pearson, inquiet de la menace communiste, des cargaisons de blé soviétique sont accueillies avec « des défilés de rue et un jour férié », alors que l’aide américaine est déchargée dans le plus grand silence. Le secrétaire d’Etat George Marshall a bien annoncé un programme d’assistance économique à l’Europe, mais tout reste à faire. En ce début de guerre froide, l’Amérique flanche sur le front de la propagande.
Drew Pearson décide de prendre les choses en main. Dans son émission de radio, il propose d’affréter un train pour récolter des vivres à destination de la France et de l’Italie. Ce serait une occasion, dit-il, de « démontrer la façon américaine de faire vivre la démocratie ». Début novembre, huit wagons de nourriture quittent Los Angeles. D’autres rejoignent le convoi et emportent vers l’est du lait, des biscuits, du charbon, de l’argent et près de six tonnes de vitamines ! L’ambassadeur de France Henri Bonnet ira à la rencontre de la locomotive à Omaha, dans le Nebraska. « Ce train », dit-il aux donateurs présents, « est une poignée de main par-dessus l’océan que donne le peuple des Etats-Unis au peuple de France ».
Quelques jours plus tard, les 700 wagons du Train de l’amitié descendent Broadway. « C’est un fait que l’Amérique a toujours eu le béguin pour la France », commente Pierre Lazareff, le patron de France-Soir. « Le succès de cette initiative, qui a dépassé de très loin les prévisions les plus optimistes, consacre ce sentiment profond du peuple américain. » Le jeudi de Thanksgiving, les dockers de New York renoncent à leur jour férié pour charger 24 324 colis – l’équivalent de 550 millions de dollars actuels – dans les cales du bien-nommé American Leader. « Les Américains, qui raffolent des jeux de mots», s’amuse Paris-Presse, « ont eu l’occasion d’en faire un, magnifique et touchant, rebaptisant le paquebot Friendship qui, suivant qu’on l’écrit en un seul ou en deux mots, signifie ‘amitié’ ou ‘bateau de l’amitié’ ».
Le 18 décembre 1947, le navire américain mouille au Havre. La presse suit avec enthousiasme le parcours du « train du père Noël américain », qui « perd des wagons et recueille des mercis » à mesure qu’il progresse à travers le pays. Chaque colis, chaque don est accompagné d’un message en français : « Dans un esprit démocratique et chrétien de bonne volonté envers les hommes, nous, le peuple américain, ont travaillé [sic] ensemble pour amener cette nourriture à votre porte. » Un mois après la ticker-tape parade new-yorkaise, la voiture parisienne entre en gare Saint-Lazare, avant de défiler sur les Champs-Elysées. Drew Pearson est décoré de la Légion d’honneur dans une farandole de drapeaux français et américains.
La reconnaissance de la France
L’idée de Drew Pearson a touché juste. « Le Train de l’amitié fut le plébiscite du peuple des U.S.A. », conclut la presse française. Dans la foulée de cette initiative populaire, le président Harry Truman signe en décembre 1947 le Foreign Aid Act, prémisse du plan Marshall, et se met à dos les communistes français. La veille de Noël, L’Humanité titre : « Les denrées offertes par les travailleurs américains servent indûment à la propagande Marshall. » Dans Le Libertaire, journal fondé par Louise Michel, un éditorialiste s’agace de cette Amérique à la charité lourde de conséquences. « C’est bien rare », conclut-il, « si, avec les bonbons, le général Père Noël n’apporte pas une petite bombe atomique ». De l’autre côté de l’Atlantique, France-Amérique ironise : « Le meilleur moyen de combattre l’initiative Pearson, c’était de faire venir de Moscou le Train des camarades. Mais nous pouvons l’attendre longtemps ! »
Dépité par cette polémique qui entache l’amitié transatlantique, un cheminot français, ancien résistant, décide lui aussi de prendre les choses en main. « Nous nous sommes trouvés incapables de répondre de la même manière que vous nous avez aidés », écrit André Picard au peuple américain, « mais nous avons souhaité vous envoyer des souvenirs qui dureront pour toujours ». C’est le signal de départ du Train de la reconnaissance française : 49 wagons chargés de cadeaux, destinés aux 48 Etats que compte alors l’Union, plus un pour la capitale fédérale et le territoire d’Hawaï, qui offrit à la France 72 tonnes de sucre. France-Amérique, qui suit avec enthousiasme ce nouveau projet de coopération, écrit : « Aucun pays européen n’a eu encore l’idée de répondre au Train de l’amitié américain par une expédition de gratitude ! L’idée, comme la précieuse cargaison de cette caravane, est authentiquement française. »
Ce sera l’un des plus vastes mouvements populaires de la France d’après-guerre. Le président du Conseil Robert Schuman exhorte ses concitoyens à « se dessaisir d’un objet, d’un souvenir, d’une relique », et ceux-ci répondent en masse. Ils font don de vins, de spiritueux, de parfums, de broderie, de dentelle, de poterie, de verrerie, de vaisselle, mais aussi de cloches, de vitraux, de tableaux, de médailles, de jouets, de dessins et de lettres. Les artisans lyonnais confectionnent des robes de mariée en soie blanche, qui seront offertes à 49 jeunes femmes, et les couturiers parisiens autant de poupées de plâtre représentant l’évolution de « l’élégance française» de 1706 à 1906. Malgré la pénurie et le rationnement, plus de 52 000 objets sont réunis – l’équivalent de 250 tonnes ! Pour dire « merci », les Français les plus démunis ont simplement posé leurs mains sur la peinture fraîche des voitures. Ainsi, promet La Croix, « le Train de la reconnaissance montrera à l’Amérique le vrai visage de la France, qui est restée, malgré ses épreuves, noble, digne et sensible ».
Le message est d’autant plus fort que les wagons sont du modèle « 40 & 8 ». Capables de transporter 40 soldats et huit chevaux, explique France-Amérique, « ils évoqueront de glorieux souvenirs pour les nombreux Américains qui prirent part aux deux guerres mondiales, de Saint-Mihiel en 1918 aux Ardennes en 1944 ». A l’été 1948, des bénévoles fouillent dépôts ferroviaires et voies de garage afin dʼen réunir un nombre suffisant. Chaque voiture sera décorée des armoiries des provinces françaises et d’un logo spécialement conçu : un bleuet, une marguerite et un coquelicot, allégorie tricolore des champs du nord-est de la France où tant de doughboys ont perdu la vie. Une inscription bilingue complète l’ensemble : « Gratitude Train, Train de la reconnaissance française ». André Picard, qui préside le Comité national d’organisation, est satisfait du résultat : « Les wagons qui transportaient autrefois des hommes de guerre fatigués transportent désormais des cadeaux de paix. »
Quarante-neuf musées sur roues
Dans le contexte de la guerre froide, l’initiative populaire prend une tournure politique. Le président Vincent Auriol, qui a personnellement fait don de 49 vases en porcelaine de Sèvres, déclare : « Avec le Train de la reconnaissance, la France manifeste la solidité des liens qui l’unissent à jamais à l’Amérique, bastion de la démocratie mondiale. » Dans le quotidien L’Aube, les Français découvrent que les wagons sont destinés à devenir « de petits musées sur roues, émissaires de la France au pays de la démocratie ». Grâce à une résolution spéciale de la Maison-Blanche, le convoi et sa cargaison, vitrines du soft power français et de l’amitié entre nos deux pays, seront exemptés de droits de douane !
Si la population a fait don d’objets typiquement français, les autorités choisissent des symboles plus tangibles de l’histoire franco-américaine. Saint-Dié, dans les Vosges, offre l’acte de donation de la statue de la Liberté signé par Jules Ferry, originaire de la commune, ainsi que 49 exemplaires du planisphère de 1507 qui pour la première fois mentionne le mot « Amérique ». Un descendant du marquis de La Fayette fait don de la canne de son ancêtre. Une statue grandeur nature de George Washington par Pierre Taveau et un buste de Benjamin Franklin par Jean Antoine Houdon sont destinés à la capitale américaine. L’Indiana recevra le clairon qui sonna le cessez-le-feu à Compiègne le 11 novembre 1918, et le Kansas un maillet taillé dans un arbre du bois Belleau après la bataille du même nom. La ville de Verdun offre son drapeau au président Truman, vétéran de la Grande Guerre. Quant à la capitale française, elle se sépare du fanion de la 2e division blindée du général Leclerc et du drapeau tricolore qui flottait sur la tour Eiffel lorsque la guerre prit fin, le 8 mai 1945.
En janvier 1949, les wagons quittent la gare Montparnasse en direction du Havre. « Notre convoi est plein à déborder, comme le cœur des Français », titre Combat. Le quotidien issu de la Résistance, repris par Albert Camus à la Libération, compare le Train de la reconnaissance à une « deuxième statue de la Liberté ». Lorsque le cargo Magellan, qui transporte le convoi, entre dans le port de New York le 3 février, les lances des bateaux pompiers de la ville entrent en action, projetant des gerbes d’eau vers le ciel, pendant que les avions à réaction de l’U.S. Air Force survolent le navire en signe de bienvenue. « La Marseillaise » et « The Star-Spangled Banner » résonnent, entrecoupés de You’re welcome! criés à tue-tête.
Comme le Friendship Train quatorze mois plus tôt, le Merci Train a droit à une parade le long de Broadway. Sous les confettis et les hourras de plus de 200 000 spectateurs, chaque wagon est ensuite hissé sur un châssis aux normes américaines pour pouvoir emprunter le réseau local. Celui destiné à Washington emporte un cadeau de dernière minute : une torche allumée à Paris sur la tombe du Soldat Inconnu, qui sera unie à la flamme éternelle du cimetière militaire d’Arlington. Peu à peu, le train se disloque et achemine ses voitures vers leur destination finale : 49 villes pavoisées aux couleurs françaises et américaines.
Sur les rails de l’oubli ?
« Le Train de la reconnaissance aura dans l’avenir une profonde influence sur les sentiments réciproques des deux nations », prédit Eleanor Roosevelt à l’arrivée du Magellan. L’ex-Première dame a vu juste : depuis 75 ans, le Merci Train passionne les Américains francophiles et sert de baromètre des relations transatlantiques. Dans les années 1960, le retrait de la France de l’OTAN éloigne l’Amérique de son allié historique. Après leur arrivée en fanfare sur le sol américain, la politique anti-américaine du président Charles de Gaulle érode la popularité de ces vitrines françaises, qui tombent progressivement dans l’oubli. Malgré les efforts de la Forty and Eight Society, une association de vétérans américains, les wagons du Massachusetts, du Nebraska et du New Jersey ont été mis à la casse. Celui du Connecticut a été détruit dans un incendie. Quant à la voiture du Colorado, elle a tout bonnement disparu.
Avec la fin de la guerre froide, les Etats-Unis et la France se rapprochent pour faire face ensemble à un nouvel ordre mondial. Cette période est marquée par un regain d’intérêt pour le Train de la reconnaissance. A l’occasion du quarantième anniversaire, la SNCF transporte gracieusement la réplique d’une voiture du convoi original pour remplacer celle de Santa Fe, au Nouveau-Mexique, détériorée par le temps. France-Amérique suit avec passion l’aventure de ces « wagons de l’armistice au Far West ». Et observe : « Qu’ils soient envoyés en 1949 ou en 1989, ces véhicules en apparence vides restent chargés de symbole. »
En 2003, le refus français de prendre part à la guerre d’Irak aux côtés de l’armée américaine fait apparaître de nouvelles divergences entre nos deux pays. A l’ère du French bashing, les wagons de la reconnaissance qui n’ont pas encore disparu perdent en visibilité. Qu’à cela ne tienne : à North Smithfield, dans le Rhode Island, un Français entreprend de restaurer lui-même la voiture de son Etat pour y installer un musée des deux guerres mondiales. Interrogé par France-Amérique, Jacques Staelen indique qu’il souhaite en faire « un instrument, autant qu’un symbole, de la compréhension et de la solidarité entre les peuples ».
Aujourd’hui, le Nevada est l’un des rares Etats à avoir conservé son « musée sur roues » tel qu’il était en 1949, avec son précieux chargement. Le wagon, restauré en 2002 par la Forty and Eight Society avec l’aide financière de la population locale, est exposé au Nevada State Railroad Museum de Boulder City. Adam Michalski supervise sa conservation et accueille les passionnés qui pistent les reliques du Train de la reconnaissance à travers le pays. A France-Amérique, il explique que « le Merci Train transpose l’histoire et l’amitié franco-américaines dans le présent, enrichissant notre pays et notre peuple ». Plus au nord, à Carson City, le Nevada State Museum veille quant à lui sur les cadeaux offerts par la France il y a 75 ans : notamment un buste de Voltaire, deux drapeaux français et américain tressés et la lettre d’une Nancéienne, prisonnière pendant la guerre et libérée par les troupes alliées. « Chers amis des U.S.A. », écrit-elle dans un anglais hésitant : « Nous vous envoyons une petite chose qui vous prouvera combien nous sommes reconnaissants pour tout ce que les Etats-Unis font pour la France […]. Ma famille et moi souhaitons un très grand bonheur à vous et aux U.S.A. »
Article publié dans le numéro de février 2024 de France-Amérique. S’abonner au magazine.