Livre

Eric Vuillard : donner une voix au peuple en colère

Lauréat du prix Goncourt en 2017 pour L’ordre du jour, Eric Vuillard publiait l’an dernier La guerre des pauvres, le récit d’un soulèvement populaire contemporain de la Réforme dans l’Allemagne du XVIe siècle. Un livre dense et incisif qui rend justice à la mémoire des vaincus et éclaire le présent, disponible en anglais depuis le 3 novembre.
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© Melania Avanzato

Thomas Münzer est un homme seul, pauvre, dévoré par la faim et la soif. Un homme en colère dont le père a été exécuté sommairement, alors qu’il n’était qu’un enfant. Né quarante ans après l’invention de l’imprimerie, le jeune Münzer a lu la Bible. Devenu prédicateur, il prêche pour les tisserands et les mineurs, croit en la relation directe entre les hommes et Dieu, récuse la richesse des prélats et la suprématie du latin. Comme les Anglais John Wycliffe et John Ball deux siècles plus tôt, il veut rendre accessibles les textes religieux en les traduisant dans la langue du peuple.

« Münzer est une voix », écrit Eric Vuillard. « Il crie que les princes et serviteurs, riches ou pauvres, Dieu nous a pétris dans la même boue de caniveau, taillés dans le même bois de santal. » Cette voix accompagne la révolte qui enflamme, en 1525, les hommes et les femmes du sud de l’Allemagne, des paysans suivis par les ouvriers des villes, tous enragés par les injustices et l’oppression. Jusqu’à une unique bataille qui fera 4 000 morts, s’achèvera par la défaite des insurgés et la mise à mort de Münzer, décapité à 35 ans.

Paru en France en janvier 2019, en plein mouvement des Gilets jaunes en France, La guerre des pauvres appréhende l’histoire comme un grand mouvement. La rage de Münzer et les mécontentements qu’il fédère s’inscrivent dans un contexte plus ancien, plus large, européen. Comme dans son roman 14 juillet, la prise de la Bastille racontée depuis la foule des assaillants, Eric Vuillard, par ailleurs cinéaste, embrasse le collectif comme on filmerait en plan large et donne la parole aux vaincus. Qu’il écrive sur la Grande Guerre (La bataille d’Occident), la colonisation de l’Afrique (Congo), l’invention du spectacle de masse par Buffalo Bill (Tristesse de la terre) ou les prémices du Troisième Reich (L’ordre du jour), l’auteur écrit pour connaître, documenter une réalité, comme ont pu le faire les Américains Studs Terkel ou James Agee en recueillant des témoignages sur la Grande Dépression.

S’il appréhende le passé en écrivain et non en historien, avec les outils de la littérature, Eric Vuillard se tient à distance de la fiction, à rebours d’une tradition romanesque née au XIXe siècle. Alliant la densité, la précision et l’ampleur des grandes fresques, ses brefs récits, où chaque mot pèse, font de lui l’une des voix les plus originales et politiques du paysage littéraire français.

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La guerre des pauvres d’Eric Vuillard, Actes Sud, 2019. 80 pages, 8,50 euros. Disponible chez Albertine, la librairie française de New York.


Article publié dans le numéro d’octobre 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine.