80 ans de France-Amérique

La bataille de New York et la naissance de France-Amérique

Le 23 mai 1943 paraît le premier numéro de France-Amérique. Un journal alors éminemment politique. Dans le contexte de la guerre d’opinion qui divise la colonie française de New York, le nouvel hebdomadaire affiche clairement ses intentions : sensibiliser le public américain à la cause de la France libre et soutenir le mouvement de résistance organisé par le général de Gaulle.
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© Earl Leaf/Michael Ochs Archives/Getty Images

Ils forment sur les trottoirs de la Cinquième Avenue, à proximité du Rockefeller Center, de petits groupes animés qui commentent inlassablement, jour après jour, les tristes nouvelles d’Europe occupée. Le soir, ils se réunissent dans les bistrots français de Manhattan autour d’un merlot de Californie et d’un 78 tours de Maurice Chevalier. Le dimanche, c’est à Saint-Vincent-de-Paul, sur la 23e Rue, que cette colonie française se regroupe pour prier, toutes paroisses confondues : gaullistes, anti-gaullistes, pétainistes, attentistes et autres giraudistes. En 1940, la communauté française de New York a doublé de taille, passant de 25 000 à plus de 50 000. A l’été 1942, elle est si nombreuse que Jacques Surmagne, ancien journaliste de Paris-Soir exilé à Brooklyn, publie à ce sujet un long reportage au titre provocateur : « New York est-il français ? »

Mais ce sont plusieurs visions de la France qui cohabitent dans cette ville aux loyautés plurielles. La France libre du général de Gaulle doit, dès juin 1940, livrer une rude guerre d’influence pour imposer la sienne – et, ainsi, financer son effort de guerre et asseoir sa légitimité aux côtés des Alliés. C’est ce que Jean-Paul Sartre, de passage aux Etats-Unis fin 1944, nommera « la bataille de New York ». Son enjeu ? Persuader l’Amérique de venir en aide à la France. Il s’agit de faire entrer une ville en paix… dans la guerre. Et du bon côté. C’est dans ce contexte, dans les bureaux effervescents d’un embryon de France libre au cœur de Manhattan que, voici 80 ans, le 23 mai 1943, paraît à New York le premier numéro de France-Amérique.

« Le panier de crabes new-yorkais »

Lorsque la guerre éclate en Europe en septembre 1939, seuls 5 % des Français des Etats-Unis répondent à l’appel de mobilisation de l’Hexagone. La plupart sont – et resteront – spectateurs du conflit. En 1940, ces émigrés dits « de souche » accueillent les nouvelles de la débâcle avec incrédulité et incompréhension. D’autant plus qu’ils ne disposent d’aucune presse quotidienne francophone pour enregistrer les douloureux événements de la « drôle de guerre », ni pour transmettre l’espérance de la voix qui, le 18 juin, se lève depuis Londres. Seul Amérique (1933-1942), un hebdomadaire littéraire et artistique, ancêtre de France-Amérique, relate avec un attentisme certain quelques rares nouvelles de France.

Dans sa majorité, cette communauté très catholique, qui n’a jamais accepté les lois de laïcisation, vit la défaite comme une punition du ciel et voit en Philippe Pétain le chemin de la rédemption. Tels leurs concitoyens de métropole, ils envisagent le régime de Vichy comme une forme de fidélité – laquelle est confortée par l’Amérique, qui maintiendra des relations diplomatiques avec l’Etat français du Maréchal jusqu’en novembre 1942. Pour compliquer encore ce contexte explosif débarquent, dès 1940, plusieurs dizaines de milliers de réfugiés français, eux-mêmes loin d’être tous d’accord. Ils sont artistes, écrivains, éditeurs, musiciens, acteurs, metteurs en scène, hommes politiques, journalistes, universitaires ou chercheurs, mais aussi industriels, banquiers ou cuisiniers. Tous fuient les avancées nazies ou les prémices de la collaboration. La plupart s’opposent à la Révolution nationale de Pétain, sans pour autant rejoindre de Gaulle.

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Hitler à Paris, en juin 1940. © Heinrich Hoffmann/Universal History Archive/Getty Images

Dans ce que l’historien de la France libre Jean-Louis Crémieux-Brilhac décrit comme « le panier de crabes new-yorkais », les « anciens » émigrés et ces « privilégiés de la naissance, de la fortune et de l’esprit » s’affrontent pour imposer leur vision de la France. Au gré des bals musette, des cocktails et des galas qui font le quotidien de l’entre-soi new-yorkais, cette communauté disparate se regroupe pour mieux se diviser. Au bord de l’Hudson River, pas de combats, mais une ville-front qui s’embrase au gré des nouvelles d’Europe et qui va, d’une certaine manière, prolonger la « drôle de guerre » bien au-delà de juin 1940. Faut-il ou non envoyer des vivres en France occupée ? S’entendre avec les Anglais, qui viennent de bombarder la flotte française à Mers el-Kébir, en Algérie ? Peut-on décemment assister à la messe de Pâques si l’ambassadeur de Vichy est assis au premier rang ? Autant de questions qui hantent le quotidien de ces exilés.

Pour de Gaulle, l’enjeu est de rassembler autour de la France libre l’élite de cette immigration française pour que ces derniers puissent, ensuite, mieux convaincre l’opinion publique américaine. Car la France libre a besoin de ce soutien pour établir son pouvoir politique, s’imposer comme alliée et s’asseoir à la table des vainqueurs. Mais l’Amérique, à l’image de son président, reste pour l’instant particulièrement hostile à l’homme du 18 Juin, lui prêtant des ambitions royalistes, voire dictatoriales. Lorsque la censure américaine interdit la distribution de journaux en provenance de France, les seules nouvelles de l’Hexagone ne proviennent plus que de la propagande de Vichy, qui a nationalisé l’agence de presse Havas. Et dont l’ambassade à Washington subventionne Voici la France (1940-1942), un hebdomadaire new-yorkais ouvertement pétainiste.

Pour avoir voix au chapitre dans cette guerre de propagande, les Français de New York souhaitant s’opposer à Vichy n’ont plus le choix : ils doivent se doter de leur propre organe de presse. Ce ne sera pas un mais trois hebdomadaires qui verront ainsi le jour : La Voix de France (1941-1943), Pour la Victoire (1942-1946) et France-Amérique.

Une presse résistante sous les gratte-ciels

En 1941, La Voix de France s’engage à « soumettre l’épée à l’esprit » en mobilisant les plumes de célèbres auteurs exilés tels que François Mauriac, Jules Romains et André Maurois, et de grands artistes comme Fernand Léger et Marc Chagall. Mais ce nouvel hebdomadaire s’entête dans un apolitisme qui ne parviendra pas à instaurer l’union tant attendue des Français. Cette première incarnation de la pensée française en exil aura toutefois le mérite d’instaurer un semblant de dialogue entre les réfugiés ayant fui le sol de France pour le Nouveau Monde et le peuple américain se préparant à reconquérir le Vieux Continent. Ce premier journal de guerre devra aussi permettre la mobilisation, dans son sillage, de nombreux journalistes professionnels au sein d’une presse résistante new-yorkaise dont France-Amérique est aujourd’hui le seul descendant direct.

« Ils étaient des guerriers, à l’arsenal […] déjà bien éprouvé », écrit l’historien Colin Nettelbeck au sujet de ces journalistes, parmi les plus renommés de ce début de siècle. Nombre d’entre eux se sont déjà fait remarquer en Europe pour leurs reportages sur le Front populaire ou la montée des fascismes. Pour eux, le journalisme sera engagé ou il ne sera pas. Plusieurs de ces reporters aguerris, passés par Londres avant New York, franchissent les portes d’Ellis Island imprégnés d’un sentiment d’urgence et convaincus de leur mission : faire perdurer une presse française et libre, en Angleterre comme en Amérique.

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La journaliste Geneviève Tabouis, fondatrice en 1942 de l’hebdomadaire anti-vichyste Pour la Victoire. © John Rawlings/Vogue

C’est le cas de Geneviève Tabouis. Surnommée « Cassandre », elle est probablement la journaliste française la plus connue à l’international : elle aurait prédit les visées expansionnistes d’Hitler dès 1932. Elle irrite tant le Führer qu’il l’attaquera personnellement dans un discours à la radio quelques années plus tard. Malgré sa santé précaire, elle s’exile en Amérique pour mieux continuer le combat. Encouragée par le délégué de la France libre à New York, la cinquantenaire a un projet fou : fonder un journal de résistance sous les gratte-ciels. Les négociations sont au point mort lorsque l’attaque sur Pearl Harbor propulse les Etats-Unis dans le conflit en décembre 1941. Plus de tergiversations possibles : les Américains s’intéressent enfin à la libération de la France et un journal anti-vichyste devient indispensable. Ce sera Pour la Victoire.

En janvier 1942, avec la flamme éternelle de l’Arc de triomphe bien visible en une, son premier numéro arbore fièrement des messages d’encouragement d’Eleanor Roosevelt et du maire de New York Fiorello La Guardia. De Gaulle lui-même se déclare « profondément heureux qu’une voix française vive s’élève aux Etats-Unis ». Henri de Kérillis, son principal éditorialiste, est lui aussi un des journalistes les plus connus de sa génération. Engagé contre l’hitlérisme dès 1938 , il confère à l’hebdomadaire un prestige de taille dans l’opinion publique américaine. D’autant plus qu’il rassemble autour de lui des collaborateurs de premier plan, dont Philippe Barrès, Georges Bernanos, André Breton et Julien Green.

En 1943, Pour la Victoire tire chaque semaine plus de 30 000 exemplaires, diffusés jusqu’en Amérique latine. C’est dans ses colonnes que les lecteurs découvriront en exclusivité les premières pages du Pilote de guerre de Saint-Exupéry, ainsi que les astuces de la rédaction pour dénicher dans un drugstore new-yorkais de quoi recréer la choucroute garnie alsacienne qui leur manque tant. Ses nombreuses colonnes consensuelles s’évertuent à transcender les intrigues et les factions du moment pour mieux établir la continuité politique, linguistique et culturelle de la France.

Gaullistes contre giraudistes

Le débarquement allié de novembre 1942 en Afrique du Nord va changer la donne. La colonie française de New York est désorientée, partagée entre le soutien naissant accordé à de Gaulle et la gratitude envers les Américains, dont la libération de l’Europe semble maintenant dépendre. D’autant plus que ces derniers refusent toujours de reconnaître l’autorité politique du chef de la France libre. A sa place, Roosevelt et Eisenhower installent à Alger le général Henri Giraud. Les Alliés poussent les deux généraux à s’entendre, pour unifier les forces françaises. Mais la France combattante (le nom de la France libre après juillet 1942) ne pardonnera pas à Giraud sa rébellion tardive, ni sa soumission initiale au maréchal Pétain, et persiste à voir en de Gaulle l’exclusif dépositaire de la souveraineté nationale. Très vite, la presse française de New York, à l’image de la communauté qu’elle représente, se brise en giraudistes et gaullistes.

Le cuirassé Richelieu arrive à New York pour des réparations au Brooklyn Navy Yard, en février 1943. © Pictorial Parade/Getty Images

Pour la Victoire choisit de suivre la ligne américaine : chaque semaine, le mot « union » est inlassablement répété en première page. A coup d’éditoriaux, ses directeurs supplient les deux généraux de s’entendre. Le 19 novembre 1942, l’hebdomadaire publie une « Lettre aux Français » de Saint-Exupéry, reprise dix jours plus tard par le New York Times. « Français, réconcilions-nous pour servir », implore l’écrivain. La bataille de New York atteint cependant son paroxysme en février 1943, lorsque le cuirassé giraudiste Richelieu accoste à Brooklyn pour un réarmement urgent et que 350 de ses marins désertent pour s’engager dans les forces navales de la France combattante. L’équipe de Pour la Victoire, comme les autorités américaines, sont consternées : elles décrient les dangereuses ambitions politiques des gaullistes dans une Amérique giraudiste. Henri de Kérillis doute de l’engagement du Général à rétablir la démocratie une fois la France libérée et le désavoue publiquement. Faute de fonds venant de Londres, Pour la Victoire est dès lors financé par la Mission giraudiste aux Etats-Unis.

De son côté, Geneviève Tabouis, qui s’était accordée avec La Marseillaise, le journal de la France combattante à Londres, pour reproduire certains de leurs articles, s’irrite de leur hostilité « divisionniste » envers Roosevelt et l’Amérique. Malgré les critiques des autorités gaullistes locales, elle corrige ces articles, puis refuse de les publier, rompant subitement l’accord conclu en septembre 1942. Les archives de l’O.S.S. – l’ancêtre de la C.I.A. – révèlent que la journaliste fait alors l’objet de lourdes pressions du lobby gaulliste, qui insiste pour qu’elle corrige sa ligne éditoriale en faveur du Général. Geneviève Tabouis s’insurge : elle a choisi l’exil pour maintenir la liberté de la presse et assure qu’elle ne se soumettra pas plus aux ordres de De Gaulle qu’à ceux de Vichy.

La naissance de France-Amérique

Au printemps 1943, dans ce contexte orageux, la France combattante rachète Amérique à ses propriétaires et finance généreusement ce nouvel organe de presse : l’Amérique attentiste devient ainsi France-Amérique, résolument gaulliste. Une poignée d’anciens contributeurs de Pour la Victoire font sécession pour fonder ce nouvel hebdomadaire financé par la Délégation de la France combattante et hébergé dans ses locaux new-yorkais, au 626 de la Cinquième Avenue. Son directeur, le célèbre avocat à la voix de ténor Henry Torrès, engagé à gauche et exilé aux Etats-Unis depuis alors trois ans, refuse catégoriquement de se rallier au très conservateur général Giraud.

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Henry Torrès (à droite), futur directeur de France-Amérique, lors du Congrès juif mondial, à New York, en juin 1942. © World Jewish Congress

Comme celle de Pour la Victoire, la direction de France-Amérique est double, politique et journalistique, et Henry Torrès est rejoint par le journaliste politique Emile Buré. Déchu de la nationalité française en 1940 par Vichy pour son bellicisme, Emile Buré s’engage farouchement pour de Gaulle depuis New York. Ce qui lui vaut d’être largement diffamé par la presse française de métropole, qui le dit « devenu complètement fou et interné dans un asile d’aliénés par les autorités new-yorkaises », avant d’annoncer faussement sa mort en janvier 1941. Mais Emile Buré est bien vivant, et il tient bon : « Je suis gaulliste », écrit-il dans le premier numéro de France-Amérique, publié le 23 mai 1943. « Ardemment gaulliste. » En une, au-dessus du titre, apparaît le slogan du journal, en anglais : Fighting French for Democracy. Plus bas, une citation de De Gaulle – « Un seul combat pour une seule patrie » – et le fac-similé d’un télégramme de ce dernier, envoyé depuis Londres : « Je souhaite bonne chance à France-Amérique. STOP. Je suis certain que votre journal contribuera à faire connaître à l’Amérique notre amie ce que peut et ce que veut la France. STOP. Il aidera ainsi à renforcer entre nos deux pays l’amitié qui est indispensable à la victoire et à la reconstruction du monde. »

France-Amérique publie dans ses colonnes la plupart des intellectuels gaullistes exilés, mais aussi celles et ceux issus de la résistance intérieure. Se côtoient ainsi dans ses pages le dramaturge Henri Bernstein, désigné par l’ambassade de Vichy à Washington comme « un des plus redoutables de [leurs] adversaires », un jeune Claude Lévi-Strauss et le poète Louis Aragon. Le ton des éditoriaux se rapproche à dessein de celui de la presse clandestine de la métropole occupée. Chaque semaine, sont publiées dans le journal des listes de fusillés, reprises d’affiches apposées sur les murs de France, et le « tableau de chasse » de la Résistance : lignes de téléphone coupées, trains de marchandises attaqués, soldats allemands abattus…

Dès les premières semaines, France-Amérique entre en guerre éditoriale contre Pour la Victoire, à coup de dénonciations ad hominem et d’insultes. Sous la plume d’Henry Torrès, France-Amérique répond avec hauteur aux « compromissions giraudistes » de Geneviève Tabouis et d’Henri de Kérillis. Giraud se voit ainsi qualifié de « général nazi », en opposition au « chef de la France combattante [qui] refuse à juste titre de transiger avec le mandat qu’il tient de nos otages, de nos martyrs ». Quand Pour la Victoire s’inquiète que cet intransigeant gaullisme n’entraîne la France dans « la guerre civile », France-Amérique rétorque qu’« il n’y aura pas en France de guerre civile : il y aura un nettoyage civique ».

Fort heureusement, le débarquement du 6 juin 1944, la libération de la métropole et la reconnaissance du Gouvernement provisoire du général de Gaulle par les autorités américaines atténuent quelque peu les tensions au sein de la colonie française. En mai 1946, la paix retrouvée, la présence de deux hebdomadaires français à New York ne se justifie plus. Pour la Victoire, chargé de maintenir une position anti-gaulliste de plus en plus minoritaire aux Etats-Unis, en proie à des luttes intestines, fusionne avec France-Amérique. Notre journal se dote alors d’une nouvelle mission : prodiguer aux Français des Etats-Unis « un témoignage permanent de fraternel attachement et des informations sur la vie française ». Un temps intégré au sein de la Mission culturelle de l’ambassade, France-Amérique change de visage et de contenu pour se rapprocher de sa forme actuelle : un trait d’union entre la France et l’Amérique.

France-Amérique, le feuilleton

Dans le cadre de notre 80e anniversaire, notre historienne en résidence, Diane de Vignemont, plongera chaque mois dans les archives de France-Amérique pour mettre en lumière les temps forts de la relation franco-américaine. Une série qui fera le lien entre le passé et le magazine que vous lisez aujourd’hui.


Article publié dans le numéro de mai 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.