De Clarence Thomas à Harvey Weinstein en passant par Dominique Strauss-Kahn, le regard sur le harcèlement sexuel a évolué au fil des affaires et procès. Professeur à l’Université de Californie (UCLA) et sociologue du genre, Abigail Saguy revient sur l’apparition du harcèlement sexuel dans le débat public.
France-Amerique : Depuis les Etats-Unis, l’actrice Alyssa Milano et la journaliste Sandra Muller ont utilisé les mots-clés sur Twitter pour inciter les femmes à témoigner. #MeToo, #MoiAussi et #BalanceTonPorc ont ensuite été massivement utilisés en France. Est-il plus facile de s’exprimer sur ces sujets en Amérique ?
Abigail Saguy : En France les victimes de harcèlement sexuel qui prennent la parole publiquement courent le risque d’être accusées de « dénonciation calomnieuse » [conformément à l’article 226-10 du code pénal]. Celles qui perdent leur procès — alors même que l’agression ou le harcèlement a véritablement eu lieu — peuvent se retrouver elles-mêmes l’objet d’un procès pour « dénonciation calomnieuse ». Il est donc possible que les victimes aient peur de dénoncer les comportements déplacés. Aux Etats-Unis, la liberté d’expression n’est pas infinie mais les lois qui définissent la dénonciation calomnieuse sont plus restrictives. Les femmes risquent moins de choses à parler. Aujourd’hui, beaucoup de Françaises utilisent ces hashtags américains, #MeToo et #BalanceTonPorc et postent leurs témoignages. Si ce mouvement a tant de résonance en France, c’est que le harcèlement est un problème très répandu dans les deux pays.
Quelles sont les conséquences de cette vague de prises de parole et de dénonciation ? Faut-il en attendre plus qu’une simple tendance sur les réseaux sociaux ?
Pour l’instant, il s’agit d’un moment de liberté. On verra par la suite si d’autres hommes sont nommés directement et s’il y a des procès. Ce qui arrive aujourd’hui avec Harvey Weinstein est très similaire à ce qu’on a pu observer avec Dominique Strauss-Kahn en 2011 [Abigail Saguy a étudié le traitement médiatique de l’événement en France]. Lors de l’affaire du Sofitel, tout le monde a vu que malgré son influence et son pouvoir, il n’était pas infaillible. On a vu qu’il était possible de dénoncer un homme aussi puissant. Je pense que cela a été assez libérateur pour les femmes : cela leur a donné le courage de dénoncer d’autres hommes moins puissants, en se disant qu’elles allaient être crues et écoutées. Certaines organisations françaises telles que l’Association contre les violences faites aux femmes au travail ont justement vu le nombre de plaintes pour harcèlement augmenter de manière prononcée. Aujourd’hui en Amérique, on observe le même phénomène avec la dénonciation d’Harvey Weinstein. En Californie, plus de 140 femmes ont récemment dénoncé des membres du corps législatif pour leurs comportements déplacés.
Comment le harcèlement sexuel est-il entré dans le débat public ?
Aux Etats-Unis, le terme est apparu à la fin des années 1970. C’est en 1992, avec l’affaire Clarence Thomas et Anita Hill, qu’il a été largement diffusé. Lors d’une audition visant à confirmer Clarence Thomas comme juge de la Cour Suprême, l’avocate Anita Hill a expliqué qu’il l’avait harcelée pendant des années. Elle a témoigné devant l’Assemblée et devant les caméras. Cette histoire a été un moment de prise de conscience pour les femmes. On a commencé à véritablement parler du harcèlement sexuel.
Quel écho a eu l’affaire Anita Hill en France ?
Anita Hill a été dénigrée, notamment par les féministes qui considéraient que les Américains étaient trop puritains. C’est suite à l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn que les choses ont évolué. Cela s’est fait en deux étapes. Dans un premier temps, les intellectuels s’indignaient de voir le patron du FMI traité comme un criminel ordinaire et apparaisse avec les menottes aux poignets. Ils ont minimisé l’affaire en considérant qu’il s’agissait d’un simple « troussage de domestique ». Ce language, qui banalise l’agression sexuelle lorsqu’il s’agit de femmes de classe sociale populaire, a été dénoncé. Dans un second temps, on a pu entendre et lire des personnes qui prenaient le harcèlement sexuel au sérieux, disant qu’il n’était pas normal que les hommes de pouvoir abusent des femmes placées sont sous leurs ordres. L’affaire du Sofitel a été un moment d’enseignement et de prise de conscience. On a commencé à prendre plus au sérieux les femmes qui témoignaient.
Que révèle l’affaire Harvey Weinstein des mécanismes qui protègent les harceleurs et réduisent les victimes au silence ?
Le problème du harcèlement va bien au-delà d’Hollywood. En entreprise, les femmes sont dominées : elles ont moins de pouvoir et occupent majoritairement les positions subordonnées. On voit dans l’affaire Weinstein que ce sont les inégalités de pouvoir qui lui ont permis de harceler les actrices, sans être inquiété. En Amérique, le harcèlement sexuel est traité uniquement par le droit civil. Les entreprises peuvent être condamnées à payer d’importants dommages et intérêts aux victimes. En théorie, cela devrait leur donner un bonne raison de lutter contre le harcèlement. Or, Roger Ailes — l’ancien directeur de Fox News — et Harvey Weinstein étaient si importants que leurs entreprises ont préféré régler cela à l’amiable plutôt que de les licencier. Le système est régi par une logique économique. Les victimes se retrouvent obligées de se taire, les harceleurs continuent à harceler.
Ces mécanismes sont-ils les mêmes en France ?
En France, le harcèlement sexuel est jugé par le droit civil et le droit pénal, dans lequel les procès sont très difficiles à gagner. Les dommages et intérêts versés sont faibles et les entreprises ne sont pas incitées à agir. Parler du harcèlement, c’est déjà un bon début mais il faut voir concrètement quels recours vont être mis en place pour les victimes des deux pays. [Mise à jour: des manifestations #MeToo sont prévues dans plusieurs villes françaises et américaines.]
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