Livres

Laurent Binet : « J’aime voir Shakespeare dans Game of Thrones »

Prix Goncourt du premier roman pour HHhH, prix Interallié pour La septième fonction du langage et grand prix de l’Académie française pour Civilizations, paru aux Etats-Unis en septembre, Laurent Binet mêle dans ses livres la culture populaire et la culture savante. Agrégé de lettres, féru d’histoire et joueur de tennis classé, cet ancien professeur a été le chroniqueur de la campagne présidentielle de François Hollande en 2012.
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© Fred Dufour/Getty Images

Sur un court de tennis, le gaucher Laurent Binet est adepte du service-volée, un « jeu à l’ancienne» qui lui rappelle ses idoles de jeunesse, Borg et McEnroe et le définit « bien plus que la question des origines dont on nous rebat les oreilles ». Quand il écrit, il aime gravir des montagnes. Chacun de ses trois romans, qui explorent de différentes manières les rapports entre l’histoire et la fiction, ressemble à un défi, relevé haut la main. Dans HHhH (l’acronyme de Himmlers Hirn heißt Heydrich, « le cerveau d’Himmler s’appelle Heydrich »), il reconstitue l’assassinat du nazi Reinhard Heydrich, perpétré à Prague par des parachutistes tchécoslovaques envoyés par Londres. Polar échevelé sur fond de querelles germanopratines, La septième fonction du langage fait l’hypothèse que le célèbre critique et sémiologue Roland Barthes a été assassiné quelques semaines avant l’élection de François Mitterrand.

Dernier volet de la trilogie, Civilizations, qui emprunte son titre à un célèbre jeu vidéo de stratégie, est une uchronie dans laquelle le chef inca Atahualpa conquiert l’Europe et capture l’empereur Charles Quint. Commencé à la période viking, le livre s’achève à la bataille de Lépante, en 1571, et pastiche les genres littéraires des époques traversées : les sagas islandaises, le Don Quichotte de Cervantès, le journal de Christophe Colomb et les récits de conquête. « L’idée de départ m’est venue en lisant De l’inégalité parmi les sociétés du géographe et biologiste américain Jared Diamond », raconte le romancier qui, dans son enfance, dévorait les histoires contrefactuelles de la série Marvel. « Ce qui me fascinait le plus était de comprendre comment Cortés et Pizarro avaient pu conquérir un empire avec 200 hommes : était-ce transposable ? Comme toujours, je me suis énormément documenté. Je suis allé à Cuba, deux fois au Pérou, à Grenade et à Séville, et en Allemagne. Des Vikings au capitalisme naissant, les chantiers étaient énormes et disparates. »

Un succès critique aux Etats-Unis

Attablé, un matin d’automne pluvieux, dans un café proche de la Maison de la radio à Paris, Laurent Binet digresse, cite Guy Debord et Umberto Eco, s’inquiète de la trumpisation du débat politique français et de la remise en question de la vérité historique, ravalée dans certains médias et sur les réseaux sociaux au rang « d’opinion comme une autre ». En trois livres, il est devenu l’un des auteurs français qui comptent aux Etats-Unis, où ses livres ont été salués par le New York Times, le New Yorker et le Wall Street Journal. « J’attends la Paris Review comme une consécration, mais ils ne m’ont pas encore contacté », plaisante-t-il.

Laurent Binet est l’un des rares écrivains français à mêler la culture savante et la culture populaire, à faire dialoguer la littérature et la bande dessinée, la French Theory et La Guerre des étoiles : « Je me nourris de choses très variées, j’aime voir Shakespeare dans Game of Thrones. La septième fonction du langage contient beaucoup de références aux romans d’espionnage et au tournoi de Roland-Garros de 1981, dont j’ai inversé le résultat. Je me suis aussi inspiré du dernier échange de L’Empire contre-attaque pour écrire un dialogue entre le ministre de la Culture Jack Lang et le réalisateur Serge Moati. » La campagne présidentielle de François Hollande, dont il a été le chroniqueur (Rien ne se passe comme prévu), a également nourri son travail de romancier : « La trahison politique a été extrêmement violente, mais c’est un très bon souvenir car c’était intéressant de voir les coulisses du décor. »

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Le roman de Laurent Binet sur l’assassinat de l’officier S.S. Reinhard Heydrich par des résistants tchécoslovaques en 1942 a été adapté au cinéma par Cédric Jimenez. Il est sorti sous le titre HHhH en France, The Man with the Iron Heart aux Etats-Unis et Killing Heydrich au Canada. © Mars Films Distribution

Né en 1972 à Paris, Laurent Binet grandit dans les Yvelines, dans « une banlieue pour classes moyennes ». Ses parents, militants communistes, se sont rencontrés à la cellule du parti du 16e arrondissement. Fils de concierge devenu professeur, son père lui transmet le goût de l’Histoire : « Il me racontait des anecdotes historiques. C’est lui qui m’a parlé d’Heydrich quand j’étais très jeune. C’étaient comme des portes entrouvertes, j’ai eu envie d’aller creuser. » Après une licence d’histoire, il bifurque vers les lettres modernes et passe l’agrégation. Pendant dix ans, il enseigne en Seine-Saint-Denis, un département « compliqué », sans jamais obtenir de poste fixe. Une expérience « intéressante et difficile », dont il sort assez amer : «La situation n’a fait qu’empirer. Je vois une volonté politique de laisser tomber l’Education nationale, voire de la détruire. »

Traduit dans 40 pays

Après deux livres assez confidentiels, un récit surréaliste publié « presque à compte d’auteur » et son « journal de prof » (La vie professionnelle de Laurent B., une allusion de l’éditeur à La vie sexuelle de Catherine M.), son premier roman fait de lui un auteur de best-seller : « Je me souviens précisément du jour où ma vie a basculé, après la sortie de HHhH : la responsable des droits étrangers chez Grasset m’a appelée pour me dire qu’elle avait vendu les droits en Allemagne et en Italie. Les sommes dont elle me parlait représentaient plus d’un an de salaire. Depuis, elle a vendu les trois livres dans près de 40 pays, il y a eu une adaptation cinématographique de HHhH et j’ai signé pour l’adaptation en série de Civilizations. »

Débarrassé des « soucis alimentaires » et démissionnaire de l’Education nationale, il savoure le luxe de pouvoir passer quatre ou cinq ans sur un livre. Le prochain, pour lequel il est « complètement plongé dans la documentation », sera un roman policier situé à Florence au XVIe siècle. Une légère entorse à sa marque de fabrique qui consiste à changer radicalement d’époque et de genre à chaque livre. « Jusqu’à maintenant j’avais opéré des grands écarts », explique-t-il. « Ce qui me définit en tant qu’écrivain, c’est de ne pas creuser le même sillon. Il y a une excitation à faire des choses palpitantes sur un sujet complexe. J’ai le goût des page-turners, mais tout le monde ne tourne pas les pages pour les mêmes raisons ! »


Civilizations
de Laurent Binet, Grasset, 2019.


Article publié dans le numéro de décembre 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.