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Le jour où Samuel Beckett est devenu un écrivain français

Le 13 mars 1946, Samuel Beckett est assis à son bureau, un cahier de notes à moitié rempli ouvert devant lui. Il a 39 ans. Il trace une ligne horizontale en travers de la page, séparant les derniers mots écrits de l’espace blanc en-dessous. Les lignes manuscrites qui précèdent, sur environ 28 pages, sont toutes en anglais. Ce qui suivra, réécriture de ces feuillets, sera en français – un acte que Beckett ne saura s’expliquer avant de nombreuses années. En décidant de réécrire en français « Suite », première partie d’une nouvelle en deux temps qui allait devenir La Fin, Beckett change le cours de sa carrière. C’est son « tournant français », ce moment lourd de sens où il est devenu un écrivain français. A plus d’un titre, il ne devait jamais revenir en arrière.
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Samuel Beckett (à droite) et Jérôme Lindon, son éditeur aux Editions de minuit, en 1985. © Louis Monier/Gamma-Rapho/Getty Images

Dès le début, le problème de Beckett aura été son irlandicité. Mais il l’ignore encore durant ses premières et prometteuses années à Paris, en 1928-1929, alors qu’il est un maître de conférences de 23 ans à l’Ecole normale supérieure. Paris est alors le cœur battant de la scène culturelle des expatriés européens, et Beckett est trop heureux d’utiliser ce statut et son identité nationale pour pénétrer le petit cercle ô combien influent des écrivains anglophones qui se regroupent dans la capitale française et publient dans des revues anglaises comme transition, éditée par Eugène Jolas. Au centre de ce cercle : James Joyce, le plus célèbre des expatriés irlandais depuis Oscar Wilde. Beckett a immédiatement gravité autour de lui, devenant pour l’auteur d’Ulysse l’équivalent d’un secrétaire. Il rédige même un essai provocateur vantant les qualités de son « Work in Progress », le futur Finnegans Wake.

Mais Beckett fait bientôt une troublante découverte : le champ de la littérature européenne anglophone ne tolère qu’un seul romancier irlandais ambitieux à la prose difficile et éminemment moderne. Le constat devient clair dans les années 1930, alors que Beckett commence à envoyer ses propres écrits pour publication. Pour la plupart, les figures littéraires qu’il avait si hâte de rencontrer voient surtout en lui un contact pour en savoir plus sur l’auteur d’Ulysse. Une lettre laconique envoyée en 1930 par Samuel Putnam, éditeur de la New Review, en témoigne : « Cher Beckett, quoi de neuf sur Joyce ? Putnam. »

Pire encore, son association avec Joyce influence la lecture qu’ont les autres de son travail. Il a adopté de nombreux tics joycéens, c’est certain, mais même ses premiers récits et poèmes ont une qualité idiosyncratique distincte, pourtant régulièrement ignorée à l’époque. De retour en Irlande en 1931, après avoir quitté un poste d’enseignant à Trinity College, Beckett poursuit son œuvre, écrivant Dream of Fair to Middling Women, qui ne sera publié qu’après sa mort. Mark Nixon, expert de Beckett, relate qu’à la réception du manuscrit, son éditeur chez Chatto & Windus, Charles Prentice, « l’a poliment qualifié de ‘chose étrange’, vantant les passages où le style était ‘clairement celui de Joyce’ avant de le refuser, sans surprise ».

Une tendance émerge : de More Pricks Than Kicks (1934) et Murphy (1938) à Watt (1953), qu’il avait commencé lorsqu’il faisait partie de la Résistance dans le Roussillon, durant la Seconde Guerre mondiale, la prose anglaise de Beckett est systématiquement vue à travers le prisme de Joyce (même après le décès de celui-ci en 1941). Ses ouvrages sont régulièrement rejetés par les éditeurs, ou sont acceptés à contrecœur, sans espoir ni de ventes ni de succès critique.

Le tournant français

Sans doute ne saurons-nous jamais ce qui a conduit Beckett à tirer cette ligne en travers de son carnet de notes. Pour autant, une chose est sûre : c’est là qu’il emprunte une nouvelle voie, loin du monde littéraire anglophone européen. De cet instant jusqu’à son renom international, à la fin des années 1950, Beckett écrira en français. Avec la nouvelle version de « Suite », il se tourne lentement mais sûrement vers un nouveau champ littéraire, peuplé non pas d’expatriés anglophones comme lui-même, mais d’écrivains français et d’éditeurs français.

« Suite » en main, il peut regarder du côté des revues françaises et commencer à se rapprocher de certains des nombreux faiseurs de tendances de l’époque, mais aussi des groupes, cliques, cercles et écoles qui font la scène littéraire française. Quand « Suite » paraît enfin dans le volume 1, n°10 des Temps modernes, revue dirigée par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, le nom de Beckett est le dernier de la table des matières, après des auteurs comme Francis Ponge, Jean Genet et Sartre lui-même.

Première représentation d’En attendant Godot, en français, au théâtre de Babylone à Paris, en 1953. © Boris Lipnitzki/Roger Viollet/Getty Images
Samuel Beckett, en 1971. © Archivi Paraboli

Certes, Les Temps modernes ne deviendront jamais le domicile permanent de Beckett, surtout en raison d’une querelle avec Beauvoir. En cause : un malentendu, selon Beckett, difficilement pardonnable. Beauvoir, ignorant que « Suite » était la première partie d’une nouvelle en deux volets, rejeta la deuxième lorsqu’elle arriva sur son bureau. Il n’empêche, le Rubicon était franchi. Beckett était désormais, quoi qu’il advienne, un écrivain français.

Il ne restait plus qu’à trouver un éditeur pour sa fiction plus longue. Après son tournant français, Beckett s’attelle aux trois romans de sa Trilogie : Molloy (1951), Malone meurt (1951) et L’Innommable (1953). Une fois les manuscrits achevés, il envoie sa compagne, correctrice et confidente, Suzanne Dechevaux-Dumesnil, jouer les agents littéraires et faire le tour de plusieurs maisons d’édition parisiennes en vue. De 1948 à 1950, Beckett essuie des rejets systématiques, recevant au total six
« non », le plus douloureux étant sans doute celui d’Albert Camus chez Gallimard.

Vers la notoriété

Un jour, assis dans un café face au minuscule et très ordinaire bureau des Editions de minuit, petite maison qui s’est fait un nom comme éditeur clandestin de la Résistance, Beckett suggère à Suzanne d’y laisser ses manuscrits. Comme ça, sur un coup de tête. Il lui aurait dit : « Si cette fois, il est publié, je t’achète un paquet de cigarettes. Mais promets-moi que ce sera ta dernière tentative. » Beckett a de la chance : Jérôme Lindon, éditeur de 25 ans chez Minuit, a pour habitude de tirer un manuscrit au hasard de la pile de tous ceux reçus et de le lire au moment du déjeuner – et, plus important encore, il cherche à faire les choses différemment des autres éditeurs de la capitale.

Après s’être emparé de Molloy, Lindon le lit d’une traite, persuadé à l’instant d’avoir trouvé non seulement l’ouvrage, mais le type d’ouvrage, qu’il cherchait. « En lisant Molloy », confiera-t-il à l’historienne Anne Simonin, « j’ai eu le sentiment que ma vie d’éditeur était sur le point de commencer ». Et il avait raison. Sans perdre de temps, Lindon signe un contrat pour publier non seulement les trois romans de la Trilogie, mais toute l’œuvre de Beckett.

Le reste, comme on dit, appartient à l’histoire. Chacun des deux contribuera à la carrière de l’autre : la Trilogie, dont les romans seront salués par de grands noms parisiens (dont Maurice Nadeau, Georges Bataille et Maurice Blanchot), cimente la réputation de Lindon, vu comme un éditeur de la nouvelle avant-garde qui sait prendre des risques et va bientôt faire naître le mouvement littéraire du Nouveau Roman. Cette publication impose Beckett à la fois comme un écrivain français et comme une force littéraire désormais incontournable. Quand il se tourne vers le théâtre, avec En attendant Godot en 1953, Beckett devient non seulement un chouchou des critiques, mais aussi du public, une sensation parisienne bientôt star internationale.

A la fin des années 1950, Beckett est connu sur tous les continents et très apprécié aux États-Unis, où il apparaît comme le précurseur d’une nouvelle ère au théâtre. La célébrité le réconcilie avec l’anglais, auquel il revient de temps en temps, par exemple pour La Dernière bande (1958). Il passera néanmoins la fin de sa vie à écrire, à s’auto-traduire et à vivre en français, car jamais il n’oubliera ni la langue ni la ville qui l’ont façonné.


Article publié dans le numéro de mai 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.