De nombreuses voix se sont récemment élevées aux Etats-Unis contre Charlie Hebdo. Le dessinateur Garry Trudeau, créateur de The Doonesbury, a critiqué ses homologues français assassinés, les accusant de « rabaisser » les musulmans de France, déjà en position de faiblesse au sein de la population. Après l’annonce de la remise du prix par l’Organisation de la défense de la liberté d’expression PEN, un groupe de six écrivains (Peter Carey, Michael Ondaatje,Taiye Selasi, Francine Prose, Teju Cole et Rachel Kushner), hôtes de la soirée, ont publié une lettre qui critique cette distinction. Ils ont aussi annoncé leur refus de participer au gala. 204 auteurs au total ont ensuite signé cette lettre selon le site d’information The Intercept.
Les réponses ne se sont pas fait attendre. Salman Rushdie, en position d’autorité sur le sujet depuis la fatwa dont il fait l’objet depuis 1989 pour la publication des Versets sataniques, a critiqué ses collègues, les traitant de « pussies ».
.@JohnTheLeftist @NickCohen4 The award will be given. PEN is holding firm. Just 6 pussies. Six Authors in Search of a bit of Character.
— Salman Rushdie (@SalmanRushdie) 27 Avril 2015
D’autres ont pris la plume pour expliquer en quoi les signataires faisaient fausse route. Le choix de PEN a notamment été défendu par Adam Gopnik dans le New Yorker ou Jeffrey Goldberg dans The Atlantic. Andrew Solomon et Suzanne Nossel, de la direction de PEN American Center, dans une déclaration, ont assuré que le débat était sain et bienvenu et que leur organisation ne portait pas de jugement artistique, mais soutenait l’hebdomadaire dans son combat contre les discours de haine.
Gérard Biard, rédacteur en chef de Charlie Hebdo, et Jean-Baptiste Thoret, historien et critique de cinéma, avaient fait le déplacement à New York pour accepter le prix au nom du journal. « On prend avec beaucoup de distance cette polémique », explique ce dernier, qui a échappé à la tuerie en arrivant en retard à la rédaction du journal satirique le 7 janvier dernier. « Elle résulte d’une forme d’ignorance. Leur connaissance de Charlie Hebdo est assez faible, la plupart n’en avaient pas entendu parler avant le 7 janvier. Ils ne connaissent que quelques couvertures sur Mahomet. Ils pensent que Charlie est un journal où il n’y a que des dessins qui traitent de l’Islam, c’est un peu court », explique-t-il. Pour Gérard Biard, « les signataires sont allés trop vite. C’est une bonne occasion de se faire mousser un petit peu. C’est très confortable d’adopter des attitudes paradoxales, de s’extraire de la majorité ».
Lors d’une rencontre publique à l’école de journalisme de New York University plus tôt dans la journée, le dessinateur Art Spiegelman a aussi vivement critiqué « ces écrivains qui ne savent pas comment regarder des images ». « Ils n’auraient jamais utilisé l’argument de la vulgarité, très faible, pour juger de la qualité d’un texte littéraire. Il semble que le degré de l’offense varie selon le medium utilisé. Parler de l’arrogance culturelle supposée de la France est limite raciste. Prendre la défense des Musulmans de France, c’est surtout une manière de faire parler d’eux. » Selon le créateur de Maus, ces attaques s’inscrivent dans cette nouvelle culture du shaming (faire honte), qui renforce « l’autocensure, le plus grand danger, soit la limitation des zones où l’on peut penser et où c’est interdit. » « Le medium semble vraiment être le message dans le cas présent » selon Françoise Mouly, directrice artistique du New Yorker et épouse de Mr. Spiegelman. Elle a critiqué également les « deux poids, deux mesures du cadre légal français » en ce qui concerne la liberté d’expression, en faisant allusion à l’affaire Dieudonné : « la France se tire une balle dans le pied. Voilà un débat qui aurait été digne du gala de PEN ! »
Gérard Biard a rappelé que son hebdomadaire combat les usages politiques des religions et pas les croyants. Pour expliquer la ligne politique du journal français, l’historien Ed Bereson a cité un de ses créateurs, François Cavanna, décédé l’année dernière : « Rien n’est sacré. Rien ! Pas même ta propre mère, pas même les martyrs juifs, pas même ceux qui crèvent de faim… Rire de tout, de tout, férocement, amèrement, pour exorciser les vieux monstres. C’est leur faire trop d’honneur que de ne les aborder qu’avec la mine compassée. C’est justement du pire qu’il faut rire le plus fort, c’est là où ça fait justement le plus mal que tu dois gratter au sang. »
Dans son édition du 6 mai, Charlie Hebdo revient sur cette polémique sous la plume de Philippe Lançon, blessé lors de l’attaque de janvier. « Ces écrivains sont naturellement libres de ne pas adhérer à ‘Je suis Charlie’, de se méfier d’un mouvement collectif de bonne conscience et de ne pas venir au PEN Club : Charlie s’est assez fichu des institutions pour ne pas en devenir une à son tour […] Ce n’est donc pas leur abstention qui me choque ; c’est la nature de leurs arguments » écrit-il. Avant de conclure : “C’est dur d’être condamné par des cons qui ne vous lisent pas”.
Une nuit au musée
A l’ombre des squelettes de dinosaures accueillants les invités de la soirée au musée d’Histoire naturelle, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo explique que cette distinction de PEN est précieuse : « au-delà de la liberté d’expression, ce prix est une manière de reconnaître que Charlie a quelque chose à apporter au journalisme, un petit peu à la littérature. » Jean Baptiste Thoret s’est aussi dit « très touché à titre personnel. Je suis souvent aux Etats-Unis, je travaille beaucoup sur les films américains et la culture américaine. C’est une récompense donnée au principe de la liberté d’expression. Il se trouve que nous l’incarnons en ce moment un peu plus que d’autres à cause de ce qui s’est passé le 7 janvier. Mais ça disparaîtra, d’autres prendront la place. Ce n’est pas une distinction qui vient valider le contenu d’un journal. Quoique l’on pense des opinions, l’idée est de donner aux gens la possibilité de s’exprimer. C’est une distinction fondamentale. »
Alain Mabanckou, écrivain franco-congolais, professeur de littérature francophone à l’université de UCLA, a remis le prix à Charlie. « En Afrique, on dit que les morts sont toujours présents parmi nous, que l’on peut les entendre dans le crépitement du feu. Je suis certain que tout le monde ressent leur présence ce soir » a-t-il déclaré. Pour répondre aux accusations de racisme dans les pages de l’hebdomadaire, Alain Mabanckou a invité Dominique Sopo, président de SOS Racisme à s’exprimer. Ce dernier a ainsi souligné que « Charlie Hebdo a été de tous les combats contre le racisme, l’extrême droite, la violence envers les noirs, les arabes, les juifs. » Il a appelé les signataires de la lettre de boycott à « ne pas tuer une deuxième fois la rédaction de Charlie. » S’adressant aux invités sous l’immense baleine bleue suspendue dans une galerie du musée, Gérard Biard a expliqué dans son discours la conception française de la laïcité et l’importance du blasphème en démocratie. Il a appelé les citoyens du monde entier à « adopter les valeurs de liberté d’expression, à se lever contre l’obscurantisme religieux. Etre ici ce soir contribue à les désarmer. » Il a conclu son intervention en anglais par cette formule : « being shocked is a part of democratic debate. Being shot is not » (être choqué fait partie du débat démocratique. Se faire tirer dessus, non). Le public s’est alors levé pour applaudir le journaliste.
A la tribune, Jean-Baptiste Thoret a choisi le registre de l’humour : « Arnold Schwarzenegger s’est abonné. Quelqu’un sait s’il a ouvert le journal ? Dites-nous s’il vous plaît ce qu’il lui est arrivé. » Bob Mankoff, éditeur des caricatures du New Yorker, également présent sur l’estrade, s’est dit honoré de pouvoir dire quelques mots, insistant sur le prix de location, prohibitif, de son costume : « il est pare-balles ». Selon lui, « les humoristes, les blagueurs, les caricaturistes, sont marginalisés dans leur combat pour la liberté d’expression. Les caricatures du New Yorker et de Charlie ne pourraient être plus différentes. Mais elles ont une chose en commun : la blague n’est pas comprise par tout le monde ».[:]