Histoire

Les Français, oubliés de la conquête de l’ouest

On connaît les officiers Lewis et Clark et leur expédition par-delà les Rocheuses en 1804-1806. Mais qui se souvient de Toussaint Charbonneau, leur guide francophone ? Ou de Pierre Gambie, interprète auprès des Indiens timicuas en Floride dans les années 1560 ? Le passé français des Etats-Unis a été occulté, selon l’historien Gilles Havard, directeur de recherche au CNRS et auteur d’un livre sur les explorateurs francophones du Nouveau Monde, L’Amérique fantôme.
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Alfred Jacob Miller, Catching Up, 1858-1860. © The Walters Art Museum

France-Amérique : Pourquoi cette « histoire franco-indienne » de l’Amérique a-t-elle effacée ?

Gilles Havard : C’est en grande partie à cause de l’idéologie de la Manifest Destiny, ce schéma narratif qui se met en place au milieu du XIXe siècle : c’est la « destinée manifeste » des Anglo-Américains de s’étendre sur l’ensemble du continent. Dans ce contexte « providentiel » et nationaliste, le passé du territoire n’a aucun intérêt puisque le destin des Américains est de le dominer. Les autres Euro-Américains – les Français dans le centre et le nord-ouest ou les Espagnols dans le sud-ouest –passent alors à la trappe de la mémoire. Comme les Indiens, les Francophones devaient faire place nette et se sacrifier pour le bien des Américains. En 1920, un historien américain parlera des francophones comme des « naufragés de la conquête de l’ouest ». Se greffent à cela des questions morales. Les francophones qui parcouraient les pays indiens étaient souvent décrits comme des figures de la dissolution impropres comme telles à la prospérité. Dans l’idéologie coloniale anglo-américaine, l’occupation d’un espace passe par la clôture et la culture des terres. Les coureurs de bois, comme les Indiens avec lesquels ils vivaient et échangeaient, étaient souvent vus comme des vagabonds sans attaches, des êtres ignorants, superstitieux, paresseux, ivrognes et violents. Ce cliché, qui s’enracine au début du XIXe siècle, a la vie dure, puisqu’on le retrouve en 2015 dans le film The Revenant d’Alejandro González Iñárritu.

Quel rôle la culture populaire, notamment le cinéma, a-t-elle joué dans cette occultation de l’histoire française des Etats-Unis ?

La Destinée Manifeste a modelé notre vision de l’Amérique du Nord et s’est transmise à la culture populaire. L’effacement de la présence francophone dans les westerns n’est même plus volontaire : elle fait partie de l’inconscient collectif américain. C’est une part d’occultation et une part de méconnaissance. Dans Danse avec les loups (1990), le personnage de Kevin Costner est présenté comme le premier blanc à fouler le sol des Grandes plaines, dans le Dakota du Sud, en 1863. En réalité, cela faisait déjà plus de 150 ans que des coureurs de bois et trappeurs francophones faisaient commerce avec les tribus autochtones de la région, les Arikaras, les Sioux, etc. Cet aspect est complètement effacé. Il y a très peu de films de trappeurs en général et dans les quelques films qui existent, les francophones n’apparaissent que rarement.

Certains films font-ils exception ?

Il y a une courte allusion à la francophonie dans le grand film de Sydney Pollack avec Robert Redford, Jeremiah Johnson (1972) : un chef Têtes-Plates nommé Two-Tongues Lebeaux dit quelques mots en français [voir vidéo ci-dessus]. Dans La Captive aux yeux clairs (1952) d’Howard Hawks avec Kirk Douglas, des bateliers de langue française quittent St. Louis en 1832 pour se rendre dans les pays indiens ; ils sont décrits positivement, de manière bon enfant et quasiment ethnographique. Dans la mini-série Colorado (1978-1979), l’acteur Robert Conrad (Les Mystères de l’ouestLes Têtes brûlées) incarne Pasquinel, un trappeur francophone qui remonte la rivière Platte en canoë : son rôle préféré, selon Conrad. Et dans Au-delà du Missouri (1951) avec Clark Gable, on voit des trappeurs chanter « Alouette, gentille alouette » en français !

Que reste-t-il en Amérique du passage de ces aventuriers francophones… à part les hôtels Radisson, nommés en hommage au coureur de bois d’origine parisienne Pierre-Esprit Radisson ?

L’héritage des Français ne se limite pas au Québec : il a touché tout le centre et l’ouest du continent, les Etats actuels du Missouri et du Kansas, le Nebraska, les Dakota, le Wyoming, le Colorado, l’Oregon et l’Etat de Washington. Cette influence est visible dans les toponymes : les noms de rivières (Platte River, Belle Fourche River, Bonne Femme Creek, Gasconade River, L’Eau Qui Court…), de reliefs (Butte Cachée, Coteau des Prairies, Grand Téton…) et de villes (St. Louis dans le Missouri, Boise dans l’Idaho, Prairie du Chien dans le Wisconsin, Prairie du Rocher dans l’Illinois, Flandreau dans le Dakota du Sud…). Provo, dans l’Utah, est une déformation du nom d’Etienne Provost, un trappeur canadien français, et la capitale du Dakota du Sud, Pierre, doit son nom à Pierre Chouteau Jr., un commerçant de fourrures d’origine française né à St. Louis. Certaines tribus indiennes portent aussi un nom français : les Nez Percés, les Cœur d’Alêne, les Pend d’Oreilles ou, parmi les Sioux, les Brûlé et les Sans-Arc. Les appellations données par les voyageurs francophones survivent dans la langue anglaise-américaine.

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L’Amérique fantôme : les aventuriers francophones du Nouveau Monde de Gilles Havard, Flammarion, 2019. 656 pages, 26 euros.