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Pierre Singaravélou : l’histoire du point de vue des colonisés

En 2017, l’historien Pierre Singaravélou participait à l’ouvrage Histoire mondiale de la France, un succès de librairie qui remet en cause le roman national. Dans Décolonisations, qui vient d’être traduit en anglais, le professeur à la Sorbonne raconte maintenant la chute des grands empire coloniaux du point de vue des Algériens, des Vietnamiens, des Congolais ou des Indiens.
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© Claire Delfino

Alors que l’été est à peine achevé, on rencontre Pierre Singaravélou dans un café à deux pas de la Sorbonne, où il fait passer des soutenances de doctorat. Depuis 2019, il travaille entre Paris et Londres, où il a été recruté comme global professor par le prestigieux King’s College. Alors que paraît en France le dernier ouvrage qu’il a coordonné, L’Epicerie du monde, une histoire de la mondialisation à travers plusieurs aliments emblématiques comme la viande au barbecue, les dim sums ou la pizza, sort aux Etats-Unis la traduction anglaise de Décolonisations, un ouvrage écrit avec Karim Miské et Marc Ball.

A l’origine de ce livre, il y a un remarquable documentaire en trois volets. Diffusé en 2020 sur la chaîne Arte, il retrace l’histoire des décolonisations du point de vue des colonisés et met en lumière des personnalités méconnues, souvent des femmes, invisibilisées par l’historiographie majoritaire. « Nous souhaitions aller à l’encontre de l’histoire traditionnelle populaire auprès du grand public, une histoire vue d’en haut et désincarnée, adoptant exclusivement le point de vue des colonisateurs occidentaux », explique-t-il. « Notre idée était de rendre compte de la recherche telle qu’elle est menée, y compris aux Etats-Unis, et de cette fécondation croisée des historiographies états-unienne et française. »

A la veille de sa parution, Pierre Singaravélou attend avec impatience la réception de Decolonization : « Nous voulions replacer la question coloniale au cœur du débat public en montrant que les Etats-Unis ont joué un rôle central, direct ou indirect, dans l’expansion européenne. Les entrepreneurs américains, par exemple, ont été des acteurs décisifs de la colonisation britannique en Inde. D’autre part, cette question européenne est essentielle pour comprendre l’histoire de la traite et de l’esclavage qui a affecté les Antilles et les Amériques. Beaucoup d’Etats-Uniens ignorent aussi que leur pays a étendu son territoire outre-mer à la fin du XIXe siècle, à Hawaï, à Porto Rico et aux Philippines, constituant une puissance coloniale à part entière. »

S’il rechigne à parler de vocation et se méfie, dans le sillage de Pierre Bourdieu, de « l’illusion biographique rétrospective », Pierre Singaravélou admet que ses origines familiales ont influencé son intérêt pour la colonisation. Né en 1977, il est le fils d’une Bordelaise professeure d’allemand et d’un Tamoul de Pondichéry, géographe. « Mon père est né en 1945 dans une famille hindoue traditionnelle », témoigne-t-il, « mais son grand-père l’a inscrit dans une école catholique où il était le seul hindou. Ça forge le caractère. Ensuite, il a été repéré par des universitaires français et a obtenu des bourses pour étudier en France. Il était très brillant. C’est lui le miraculé social, pas moi. »

Un mélange d’influences

Elevé au Antilles jusqu’à l’âge de six ans puis dans la banlieue de Bordeaux, l’historien se souvient d’un mélange d’influences : « La culture de mon père était présente de manière diffuse. Quand je pense à mon enfance, j’ai du mal à faire la part entre le son de la cithare et le goût des huîtres du bassin d’Arcachon. Ces divers éléments se sont entremêlés de manière assez douce et discrète. Le sentiment que les identités sont complexes et composites a inspiré ma manière d’aborder l’histoire coloniale. Il semble contre-productif d’adopter un point de vue moral. C’est pourquoi le but de Décolonisations n’est pas de condamner ou d’excuser, mais de comprendre les ressorts de la domination coloniale. »

Le Premier ministre Patrice Lumumba et le roi belge Baudouin, le 29 juin 1960 à Léopoldville (aujourd’hui Kinshasa), à l’occasion de la proclamation de l’indépendance du Congo. © René Stalin/Collection MRAC-Tervuren
Indira Gandhi, la Première ministre indienne et fille du leader indépendantiste Nehru, rencontre le président américain Richard Nixon à la Maison-Blanche, le 11 avril 1971. © Wally McNamee/Corbis/Getty Images
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Manifestation contre le National Front, le parti néo-fasciste britannique, dans le quartier principalement indien et pakistanais de Southall, dans l’ouest londonien, le 24 mai 1979. © The Evening Standard/Getty Images

Quand il parle, Pierre Singaravélou dit plus volontiers « nous » que « je ». L’histoire qu’il aime, défend et pratique est mondiale et s’écrit souvent collectivement, « car un seul chercheur ne peut pas connaître la totalité des langues du monde, restituer la diversité des voix, des manières de penser et des rapports au temps ». En s’emparant d’un sujet encore marginal en France il y a vingt ans, devenu incontournable et hautement inflammable, il entre à sa manière dans l’arène politique à une époque obsédée par la question identitaire, où les contre-vérités historiques envahissent les plateaux de télévision et les réseaux sociaux.

C’était le projet avoué d’Histoire mondiale de la France, un ouvrage collectif mobilisant 122 historiens autour de Patrick Boucheron et quatre coordinateurs : « Nous sommes persuadés que l’histoire est un savoir par définition critique. La parution a été préparée pour la campagne présidentielle de 2016, avec l’idée de prendre position dans le débat public en apportant des éléments scientifiques. La violence de la réaction d’une partie de la droite et de l’extrême droite a déclenché une controverse politique et médiatique qui a donné une dimension symbolique au livre. » Succès surprise de librairie avec 300 000 exemplaires vendus, cet épais volume composé d’articles courts – sur la fondation de Marseille, l’emprisonnement du marquis de Sade ou la création de l’Alliance française en 1883 – a touché un large public.

Comme d’autres historiens de sa génération, Pierre Singaravélou veut sortir sa discipline des arènes académiques en travaillant avec le musée d’Orsay, le Louvre ou en investissant les écrans, comme il l’a fait avec le documentaire Décolonisations. « En France comme aux Etats-Unis, où les cursus d’histoire tendent à disparaître des universités, les historiens ont besoin de démontrer au grand public le rôle social de l’histoire. En sens inverse, on peut faire avancer la recherche en la rendant plus accessible. C’est un enjeu à la fois politique et scientifique. »


Décolonisations
de Pierre Singaravélou, Karim Miské et Marc Ball, Seuil, 2020.


Article publié dans le numéro de novembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.