Charles Victor porte sur lui ses souvenirs de la Grande Guerre : quatre médailles et une atroce blessure au visage. Touché par l’explosion d’une grenade, il est l’un des patients d’Anna Coleman Ladd et lui exprime sa reconnaissance en 1920. Il est alors facteur à Orphin, au sud-ouest de Paris. « Je vous remercie de tout mon cœur de la belle œuvre que vous avez laissée en France », écrit-il dans une lettre conservée par la Smithsonian Institution à Washington. « Toute notre vie, nous penserons à […] nos bons amis de la grande Amérique qui ont été si bons et généreux pour les mutilés français. »
Artiste réputée en son temps, la sculptrice américaine a exposé ses œuvres néoclassiques à Washington, à Philadelphie et à New York. Cependant, la facette la plus touchante de son œuvre n’a jamais attiré les galeristes : les prothèses qu’elle a créées, pendant onze mois à Paris, pour aider les hommes défigurés par les combats. Un dévouement qui lui vaudra de recevoir, sept ans avant sa mort en 1939, les insignes de chevalier de la Légion d’honneur. « Si vous saviez combien c’est bon de travailler pour une telle œuvre », dit-elle à un journaliste qui visite son atelier pendant la guerre. « Et quelle récompense de semer la joie ! Un de mes petits soldats, qui venait de se servir de son masque pour la première fois, me disait l’autre jour : ‘Je suis sorti ! Maintenant, on ne me regarde plus.’ »
Le martyre des soldats mutilés
Impossible de ne pas les voir. Dans les rues de Paris et de province, ils portent comme une croix les séquelles de cette guerre d’un genre nouveau, mondiale, à grande échelle, industrielle. Artillerie lourde, projectiles explosifs, shrapnels dévastateurs et autres mitrailleuses capables de tirer 600 balles à la minute ont meurtris les corps à un rythme sans précédent. En France, la Grande Guerre a fait quatre millions de blessés, dont plus d’un million d’invalides. Parmi ces derniers, 15 000 souffrent de lésions au visage : on les appelle « les mutilés de la face », « les gueules cassées ».
« On voit parfois des cas tout à fait épouvantables, des arrachements plus ou moins complets de la face par éclat d’obus », écrit un chirurgien en 1917. « Le nez, le massif maxillaire supérieur sont remplacés par un trou béant, au fond duquel on aperçoit le pharynx largement ouvert et l’épiglotte. » Quelques années auparavant, la plupart de ces soldats seraient morts sur le champ de bataille. Mais avec la Première Guerre mondiale, les premiers secours ont fait de fulgurants progrès. Infirmiers et médecins militaires sont maintenant capables de traiter les victimes, réduisant les risques d’hémorragie, d’asphyxie, d’infection et de gangrène, avant de les transporter vers un hôpital spécialisé.
Les cas les plus sévères arrivent au Val-de-Grâce, à Paris, où « le service des baveux » occupe trois étages. Marc Dugain y situera son roman La Chambre des officiers (1998). La chirurgie reconstructrice a elle aussi fait d’importantes avancées : au prix de longues et douloureuses opérations, les patients reçoivent des greffes – d’os, de cartilage, de maxillaire supérieur, de peau – dans l’espoir de redonner une forme humaine au visage. Les médecins, comme s’ils évoquaient un chantier, parlent de « consolidations » et de « finitions ». Les blessés les plus caustiques, quant à eux, fondent un journal : La Greffe générale.
L’art au service de la médecine
C’est là qu’intervient Anna Coleman Ladd. En 1917, elle vit à Boston lorsqu’elle découvre un article sur le Tin Nose Shop : l’atelier des nez en étain. Dans un hôpital de Londres, le capitaine anglais Francis Derwent Wood façonne des masques métalliques sur-mesure, plus légers, plus confortables et plus esthétiques que ceux en caoutchouc ou les bandeaux de tissu que l’on distribue alors aux mutilés à court d’options. « Mon travail commence lorsque le travail du chirurgien est terminé », écrit-il dans la revue médicale The Lancet. « Je m’efforce, grâce à mes compétences de sculpteur, de rendre le visage d’un homme aussi proche que possible de ce à quoi il ressemblait avant d’être blessé. »
Galvanisée par l’entrée en guerre de son pays, l’Américaine se met en tête d’ouvrir un atelier similaire en France. Sculptrice elle aussi, formée entre Paris et Rome, elle s’est taillé une solide réputation au sein de la haute société bostonienne et signera en 1915 une fontaine de bronze pour l’Exposition universelle de San Francisco. Elle met à profit les connections de son mari, pédiatre diplômé de Harvard, et entame des négociations avec la Croix-Rouge américaine. Son vœu est exaucé : Anna Coleman Ladd traverse l’Atlantique en décembre 1917. Pendant que son époux prend la tête d’un dispensaire en Meurthe- et-Moselle, non loin du front, elle commence une correspondance avec son collègue de Londres et se forme à la production de masques.
Au printemps 1918, le Studio for Portrait Masks ouvre ses portes dans le quartier de Montparnasse. Pour faire passer le mot, la Croix-Rouge américaine – qui organisera plusieurs centres de rééducation fonctionnelle et professionnelle en France à destination des invalides de guerre – a diffusé un communiqué dans les hôpitaux et des petites annonces dans la presse. Le Petit Journal relaye ainsi l’information : « Mme Maynard Ladd, l’artiste américaine, qui exécute les masques pour les mutilés de la face, habite 70 bis rue Notre-Dame-des-Champs. C’est là que pourront s’adresser chirurgiens et mutilés, réformés ou non. »
L’atelier des gueules cassées
Au troisième étage, une affichette indique la porte : « Mme Maynard Ladd, artiste sculpteur ». L’Américaine accueille ses patients dans une pièce baignée de lumière et décorée avec simplicité. Ici, des statuettes sur une table ; là, quelques plantes vertes, un tapis et une bannière étoilée. Les soldats attendent leur tour dans des fauteuils en rotin. Anna Coleman Ladd prendra d’abord une empreinte en plâtre de leur visage, avant de combler les zones manquantes en s’aidant d’une photo d’avant-guerre. Ce moule, comme ceux qui sèchent, accrochés au mur en une rangée de rictus immobiles, servira de modèle.
On viendra y déposer une fine couche de cuivre argenté : c’est l’étape de la galvanoplastie, accomplie par l’orfèvre parisien Christofle. Viennent ensuite les essais et les ajustements. L’artiste utilise un pinceau et de la peinture importée des Etats-Unis pour restituer la pigmentation de la peau et celle de la barbe ou de la moustache. Au total, un minimum de vingt jours de travail est nécessaire. Le masque terminé, d’environ 120 grammes, est maintenu sur le visage avec un élastique ou grâce à une paire de lunettes factice (c’est le cas du modèle que porte le personnage de Richard Harrow dans la série Boardwalk Empire). La bouche est laissée entrouverte pour permettre au blessé de parler… et de fumer !
Si les historiens tendent aujourd’hui à relativiser l’utilité de ces épithèses, fragiles, malgré tout inconfortables et produites en trop faible quantité, leur impact psychologique sur les soldats défigurés est considérable. Les hommes, souvent isolés et repliés sur eux-mêmes, osent de nouveau sortir en public et renouent avec leur famille. Dans de touchantes lettres, ils donnent à Anna Coleman Ladd des nouvelles de leur convalescence, de leur femme, de leur famille qui s’agrandit. « C’est grâce à vous que je puis revivre », écrit Marc Maréchal, membre d’une association de mutilés à Castres, dans le sud de la France. « C’est grâce à vous que je ne suis pas enterré dans le fond d’un vieil hôpital d’invalides. »
« Une quasi-résurrection »
Pour promouvoir son œuvre, la Croix-Rouge américaine diffuse des portraits pris avant et après l’intervention d’Anna Coleman Ladd et de ses collaborateurs, parmi lesquels les artistes français Jane Poupelet et Robert Wlérick. La presse est stupéfaite. « [Les blessés] sauront […] que si la science ne peut plus rien pour eux », écrit le reporter du Petit Journal, « l’art leur apporte l’espoir – et mieux encore, la certitude d’une quasi-résurrection ». Quelques jours plus tard, La Petite République visite à son tour l’atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs et titre en première page : « Au pays du merveilleux : l’art au service de la charité ».
Le Studio for Portrait Masks fermera ses portes après une centaine de prothèses et sera transféré à l’hôpital du Val-de-Grâce en octobre 1919. Quant à Anna Coleman Ladd, elle est rentrée aux Etats-Unis et a repris son travail de sculptrice. Elle n’oublie pas la guerre pour autant. Une infirmière lui écrit d’un camp militaire de l’Iowa et lui demande des conseils pour fabriquer des masques à son tour. Entre deux statues inspirées par la mythologie, elle livre aussi des monuments aux morts, comme le saisissant bas-relief Night : une commande de l’association des vétérans de Manchester, dans le Massachusetts, il représente un corps meurtri prisonnier des barbelés. Comme un ultime hommage aux victimes de la guerre.
Le masque des gueules cassées a depuis marqué la culture populaire. En 1925, la version hollywoodienne du Fantôme de l’Opéra remplace le loup vénitien du roman de Gaston Leroux (1910) par une prothèse faciale. Un accessoire repris par la comédie musicale qui arrive à Broadway en 1988. Plus récemment, dans son roman Au revoir là-haut (2013), Pierre Lemaitre imagine un jeune soldat défiguré qui décore son masque pour en faire d’extravagantes œuvres surréalistes. A propos de son travail à Paris et de ses patients sans visage, Anna Coleman Ladd dira simplement : « Ils n’ont jamais été traités comme s’il y avait un problème chez eux. Nous avons ri avec eux et les avons aidés à oublier. C’est ce qu’ils venaient chercher et appréciaient profondément. »
Article publié dans le numéro de juillet-août 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.