«Sous le pont Mirabeau coule la Seine… » Tout le monde ou presque connaît le poème de Guillaume Apollinaire en hommage au célèbre fleuve, sublimement mis en musique par Léo Ferré. Mais combien d’entre nous savent que sous les rues de Paris coule (ou plutôt coulait) aussi une rivière ? Enfoui depuis plus d’un siècle, ce cours d’eau, la Bièvre, qui venait se jeter dans la Seine un peu en amont du pont d’Austerlitz, pourrait bientôt refaire surface et agrémenter le paysage parisien.
Prenant sa source à Guyancourt, dans les Yvelines, et arrosant notamment Jouy-en-Josas, Massy, Antony, Fresnes, Cachan et Arcueil, la Bièvre s’écoulait autrefois sur quelque 35 kilomètres, dont cinq sur le territoire actuel de Paris. Elle entrait dans la capitale par la poterne des Peupliers, sous le boulevard Masséna, non loin de la porte d’Italie. Se divisant en plusieurs bras, elle traversait une bonne part du 13e arrondissement, contournant la Butte aux Cailles pour cheminer vers la manufacture des Gobelins. Puis, passant sous le boulevard Arago, elle pénétrait dans le 5e arrondissement où, après avoir longé le Muséum d’histoire naturelle, elle terminait son parcours près du Jardin des Plantes. Bien que ne dépassant guère trois mètres de largeur, elle pouvait causer des dégâts considérables lors des crues.
Oui, mais voilà, au fil du temps, cette rivière qui tire peut-être son nom du latin beber, « castor », dont vient aussi l’anglais beaver, n’avait plus grand-chose d’une rivière et s’apparentait plutôt à un égout à ciel ouvert, pour ne pas dire un cloaque. De nombreuses activités s’étaient en effet implantées sur ses berges. Ce furent d’abord des moulins, utilisés pour moudre le grain, puis pour battre les laines et les cuirs. Car, expulsées du centre de Paris, les activités de tannerie et de teinturerie, particulièrement polluantes, s’étaient réinstallées le long de la Bièvre dans l’actuel 13e arrondissement. La fondation, au XVe siècle, de la manufacture des Gobelins – atelier de teinture avant de se spécialiser dans la fabrication de tapisseries – allait venir conforter la vocation artisanale et industrielle de cette partie de la rivière, où, entre mégissiers, blanchisseurs, cordonniers, tisserands ou encore brasseurs et meuniers, s’activaient de nombreux corps de métiers.
L’ensemble des artisans déversant eaux usées et matières nocives dans la rivière, celle-ci finit par atteindre des niveaux d’insalubrité insupportables, au grand dam des riverains, qui, à tort ou à raison, rendait le cours d’eau pestilentiel responsable de beaucoup de maladies. Arriva le Second Empire. Les grands travaux du baron Haussmann, dont l’un des objectifs était d’assainir la ville, eurent raison de la Bièvre. Amorcée à la fin du XIXe siècle, son enfouissement s’achèvera en 1935 au niveau de l’actuel parc Kellermann. Pratiquement tous les biefs supprimés seront remblayés. Les villes en amont de Paris en feront de même : depuis un siècle, la Bièvre a disparu du paysage d’Antony à Gentilly, aux portes de la capitale. Une partie des eaux est détournée dans une grande station d’épuration de la région, une autre est reversée dans les égouts parisiens.
Après la coulée verte, la coulée bleue
La disparition de la Bièvre du 13e arrondissement entraîna celle des activités polluantes. De ce riche passé artisanal, dont subsiste surtout la prestigieuse manufacture des Gobelins, la toponymie locale a conservé le souvenir : rue des Tanneries, rue des Cordelières, rues du Moulin-des-Prés, du Fer-à- Moulin et du Moulinet, rue de l’Industrie… Cela fait près de vingt ans que la ville de Paris envisage de déterrer tout ou une partie de la Bièvre afin d’en faire un corridor écologique. Faute de moyens, le projet est resté dans les cartons, quand bien même la qualité de l’eau ne pose plus de problème sanitaire. Mais le vent tourne. Des travaux de dégagement de la rivière ont commencé dans la proche banlieue, à L’Haÿ-les-Roses, en 2016. Ils devraient se poursuivre à Arcueil et à Gentilly en 2021.
Pour ce qui est de Paris même, la Bièvre pourrait profiter de la vague électorale verte. Défendu par les écologistes, le projet de renaissance de la rivière a été intégré dans le programme d’Anne Hidalgo, réélue à la tête de la capitale en juin 2020. Certes, les amateurs de paysages bucoliques risquent d’être un peu déçus. Sur une bonne part de son tracé, l’ancien lit de la rivière est recouvert par de grands immeubles et des voies de circulation importantes. Seuls quelques tronçons sont susceptibles d’être remis à l’air libre. Qui plus est, ils ressembleront plus à un canal qu’à un ruisseau cheminant à travers bois et prairies. Les rives de la Bièvre ont en effet été maçonnées avant sa couverture. C’est pourquoi les promoteurs du projet envisagent, en complément, des espaces végétalisés. Un itinéraire paysager rappellera la présence de la rivière sur tout son tracé parisien. Une étude de faisabilité sera vraisemblablement lancée en 2021. Les Parisiens peuvent enfin rêver d’une nouvelle coulée verte, du nom de cette promenade suspendue de l’Est parisien qui a inspiré l’architecte de la High Line new-yorkaise. Après la coulée verte, la coulée bleue ?
Article publié dans le numéro de janvier 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.