Les cheveux ébouriffés, une écharpe nouée autour du cou, le petit garçon de bronze est reconnaissable entre mille. Bientôt, il traversera l’Atlantique pour prendre place à New York, le long de la Cinquième Avenue. Assis sur un muret à côté de la Payne Whitney House, le bâtiment de style Renaissance qui abrite les services culturels de l’ambassade de France, il lèvera les yeux vers le ciel et les étoiles. En songe, il invitera les passants à s’arrêter un moment et leur demandera, avant d’évoquer une rose, deux volcans en activité et trois baobabs : « S’il vous plaît, dessine-moi un mouton… »
« Ce sera comme si le personnage était sorti du livre », indique l’artiste. Jean-Marc de Pas, qui a créé un jardin de sculptures en Normandie et a réalisé une dizaine d’œuvres sur le thème du Petit Prince, dont un buste exposé au musée de l’Air et de l’Espace du Bourget, a répondu à une commande de l’American Society of Le Souvenir Français. « Notre mission est d’honorer les quelque 2 000 soldats français enterrés sur le sol américain, mais aussi de célébrer les accomplissements des Français aux Etats-Unis », explique Thierry Chaunu, le président de l’association. « Avec Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry entre clairement dans cette dernière catégorie. »
L’étoffe d’un héros
L’homme qui descend du Siboney, le 31 décembre 1940, est déjà une légende en Amérique. Sa réputation le précède. « Cet as, ce soldat, ce paladin, cet aventurier, ce chevalier errant, ce tendre aux larges épaules, l’homme le plus taciturne de [l’Aéropostale] mais aussi son enfant terrible», écrit Stacy Schiff, sa biographe américaine, est accueilli à New York comme « le [ Joseph] Conrad du ciel ». Deux semaines plus tard, devant 1 500 personnes réunies à l’hôtel Astor, il reçoit le National Book Award pour Terre des hommes. Publié aux Etats-Unis en 1939, le roman restera pendant neuf mois sur la liste des best-sellers.
Ce n’est pas le premier séjour américain de Saint-Exupéry. En janvier 1938, il est arrivé à New York à bord de l’Ile-de-France pour ce qui est alors annoncé comme un vol de vitesse et de publicité pour les ailes françaises : une traversée du continent sur 15 000 kilomètres jusqu’en Patagonie. C’est que depuis 1932 et la traduction aux Etats-Unis de Vol de nuit, applaudi par le Book of the Month Club et adapté l’année suivante à Hollywood avec John Barrymore et Clark Gable, l’écrivain et le pilote sont indissociables. Chaque nouvel exploit aérien participe de son succès en librairie.
Après avoir fait escale à Washington, Atlanta, Houston, Brownsville, au Texas, et Veracruz, au Mexique, son Caudron Simoun C635 se pose à Guatemala City, où il refait le plein le 16 février. Mais l’appareil, trop lourd suite à une erreur de calcul, s’écrase en bout de piste au moment de redécoller. Le mécanicien André Prévot s’en tire avec une jambe cassée. Saint-Exupéry, lui, subit huit fractures et évite de justesse l’amputation du bras gauche. Il passera plus d’un mois à l’hôpital avant de poursuivre sa convalescence à New York.
Dans le DC-3 de la Pan Am qui le ramène vers Manhattan, le blessé s’enthousiasme pour le confort de l’appareil et son système de guidage radio, qui permet de voler sans visibilité – une technologie alors inconnue en France. Il se prend aussi de passion pour les gadgets qu’il découvre dans les grands magasins. Parmi ces objets qui ne le quitteront plus : un rasoir électrique, un stylo Parker, un phonographe portable et un dictaphone. De ce voyage, le premier d’une demi-douzaine, Saint-Exupéry conservera une admiration indéfectible pour les Etats-Unis.
Un colosse aux pieds d’argile
Le 31 juillet 1940, le capitaine de Saint-Exupéry est démobilisé. Après plusieurs missions de reconnaissance et une douloureuse armistice, le pilote de 40 ans sombre. Il vit mal le retour à la vie civile, son mariage bat de l’aile et ses finances sont au plus bas. Pour ne rien arranger, Gallimard, qui publie ses livres depuis 1929, passe sous contrôle allemand. « Il n’y a plus rien à faire ici », dira l’écrivain à un ami. « Je pars. » En décembre, il embarque une nouvelle fois pour l’Amérique, « la réponse à l’humiliation de la France ».
A New York, Saint-Exupéry s’installe dans un appartement au 240 Central Park South. Le peintre Bernard Lamotte, un ancien camarade des Beaux-Arts, l’introduit dans la petite communauté des Français refugiés. Le pilote régale la compagnie avec ses aventures exotiques et ses tours de cartes, mais l’exil lui pèse. Manhattan et ses gratte-ciel sont des « entassements d’hommes dans des pyramides de pierre » et les Etats-Unis, une puissance plus encline à produire des machines à laver que des armes pour venir en aide à la France. « Dans ce pays consumériste qui le fascine autant qu’il le répugne », résume Olivier d’Agay, son petit-neveu, « Saint-Exupéry est malheureux ».
La guerre d’opinion qui divise la diaspora tricolore ne fait qu’accroitre sa détresse. Gaullistes, pétainistes ou vichystes, chacun essaye de recruter le plus célèbre des Français. Mais Saint-Exupéry s’obstine à rester au-dessus de la mêlée. Suit alors une longue traversée du désert, ponctuée d’insultes, de diffamation – avec la parution du Petit Prince, on lui prêtera même des intentions royalistes ! – et de plusieurs séjours prolongés à l’hôpital, séquelles de son accident au Guatemala. En 1941, écrit Stacy Schiff, « il se sentait physiquement plus vulnérable en Amérique […] qu’il ne l’avait été en traversant le feu ennemi en 1940 ».
Pressé par sa maison d’édition, Reynal & Hitchcock, un Saint-Exupéry usé achève son quatrième roman. Pilote de guerre voit le jour entre New York et Los Angeles, où l’aviateur vit chez son ami Jean Renoir et passe ses nuits à écrire, en proie à de terribles poussées de fièvre. Le livre, interdit par le régime de Vichy mais encensé par la critique américaine lors de sa parution en février 1942, redore en partie le blason de son auteur. Pour lui changer les idées, Elizabeth Reynal, l’épouse de son éditeur, lui suggère de s’atteler à un conte pour enfants : les aventures du « petit bonhomme » qui depuis longtemps peuple son imagination.
La naissance du Petit Prince
Le garçon est debout sur un nuage. Souvent ailé, il flotte au-dessus des hommes, pourchasse des papillons ou s’oppose à un diablotin représentant un Messerschmitt allemand. C’est l’alter ego de papier de Saint-Exupéry. Il fait son apparition en 1939, avant de se multiplier dans les lettres de l’aviateur, dans les pages de son agenda, dans le manuscrit de Pilote de guerre, dans les livres qu’il offre à ses amis, jusque sur la nappe au restaurant. C’est sa manière à lui, l’ancien écolier rêveur, médiocre sauf en poésie et en dessin, méfiant des « grandes personnes », de quitter la Terre, « cette étrange planète ». La rédaction commence en juin 1942.
« Saint-Exupéry a écrit et dessiné Le Petit Prince cet été et cet automne-là de sa manière distraite habituelle, dans de longues bouffées d’énergie nocturnes alimentées par le café, le Coca-Cola et les cigarettes », écrit Stacy Schiff. Le manuscrit original, conservé à la Morgan Library & Museum de New York, porte les traces de cette agitation. Les pages sont tachées, déchirées et même brûlées par endroits, couvertes d’une fine écriture nerveuse, tantôt au stylo, tantôt au crayon. Des paragraphes entiers sont raturés. Des notes fleurissent dans les marges et au cœur de la nuit, les lignes de texte prennent l’inclinaison d’une montagne.
C’est son livre le plus personnel. « L’écrivain a versé son corps et son âme dans son travail », écrit l’archiviste et historien Alban Cerisier en introduction à l’édition du 75e anniversaire. Mais aussi une grande partie de sa vie. De la panne d’avion du narrateur, inspirée par un accident survenu dans le désert libyen en 1935, à la relation du Petit Prince à sa rose, reflet des tensions au sein du couple Saint-Exupéry, en passant par les baobabs du Sénégal et les pics enneigés des Andes, chaque page raconte en creux la carrière de l’aventurier. Même Long Island, où il se réfugie pendant l’été 1942 pour échapper à la touffeur de Manhattan, fait une apparition dans le manuscrit. Une autre référence new-yorkaise, le Rockefeller Center, sera elle aussi coupée, remplacée par un « îlot du Pacifique ».
Jusque tard dans la nuit, Saint-Exupéry sollicite ses proches pour leur lire une énième version. Il écrit, réécrit et jette beaucoup. Pour le chapitre sur le businessman, afféré à compter les étoiles du ciel, il demande de l’aide au planétarium du musée américain d’histoire naturelle. Il travaille aux aquarelles, à l’aide d’un nécessaire acheté dans un drugstore sur la Huitième Avenue, avec la même obsession. Le fils de Charles Lindbergh, Land, et une poupée blonde servent de modèle au Petit Prince. Le boxer que lui offre sa maîtresse Sylvia Hamilton, Hannibal, prête ses traits au tigre et Mocha, son caniche noir, au mouton ! La jeune femme lui inspirera aussi la tirade du renard : « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. »
Le couronnement d’une légende
En octobre 1942, le manuscrit est enfin prêt. L’écrivain peaufine les dernières illustrations, mais l’aviateur est déjà passé à autre chose. En novembre, les Etats-Unis débarquent au Maroc et en Algérie, et les forces françaises d’Afrique du Nord se rallient au camp allié. Impatient de reprendre le combat, Saint-Exupéry exhorte ses compatriotes à se réconcilier – un message relayé dans le New York Times Magazine, dans Le Canada et sur les ondes de NBC – et quitte New York pour Alger le 2 avril 1943. Le Petit Prince sortira en librairies américaines quatre jours plus tard (et ne paraîtra en France qu’en 1946). On compare l’auteur à Montesquieu et Hans Christian Andersen, mais au plus fort de la guerre, cette fable intersidérale déconcerte le public. A l’automne, 30 000 exemplaires ont été vendus en anglais et 7 000 en français. Le projet d’adaptation par Orson Welles échoue, rejeté par Walt Disney.
Saint-Exupéry ne connaîtra jamais le destin de son livre, devenu avec le temps un succès international. Le 31 juillet 1944, après avoir décollé de Borgo en Corse, il disparaît au cours d’un vol de reconnaissance au-dessus de la France occupée. On sait aujourd’hui que son appareil, un P-38 Lightning américain, s’est abîmé en Méditerranée. En 1998, un pêcheur marseillais a remonté dans ses filets sa gourmette d’argent. Sur le bracelet noirci par le sel, il lit les coordonnées new-yorkaises de l’auteur : « C/o Reynal and Hitchcock Inc., 386 4th Ave., N.Y.C., U.S.A. »
« C’est tout un symbole », témoigne Olivier d’Agay, le secrétaire général de la Fondation Antoine de Saint Exupéry pour la jeunesse, qui soutient l’installation de la statue en face de Central Park. « Ces deux années aux Etats-Unis ont été les plus importantes dans la vie de mon grand-oncle. Il se sentait à New York comme chez lui. » Le 23 mai dernier, le projet du Souvenir Français a été approuvé par la commission des monuments historiques de la ville. A l’unanimité, ses membres ont voté « oui » pour offrir au Petit Prince un trône permanent sur la Cinquième Avenue.
Article publié dans le numéro de septembre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.