C’est un roman de bruit et de fureur, le récit d’une traversée cauchemardesque sur un chalutier qui tente de rallier, via l’île italienne de Lampedusa, une Europe barricadée. A bord, sont entassés 750 femmes, hommes et enfants en quête d’un avenir meilleur. Les plus pauvres, Nigérians, Soudanais, Erythréens, sont parqués dans la cale, sans accès à l’air ni à la lumière du jour. Ceux qui ont payé plus cher sont sur le pont, ce qui ne les protège ni de la brutalité des passeurs, ni des éléments déchaînés. Tous fuient la guerre, la dictature, le réchauffement climatique.
S’inspirant du navire en perdition secouru en 2014 par le pétrolier danois Torm Lotte, Louis-Philippe Dalembert adopte le point de vue de trois femmes : Chochana, juive nigériane, Semhar, érythréenne et chrétienne orthodoxe, et Dima, une Syrienne musulmane aisée, qui a fui son pays avec son mari et ses deux filles. Les deux premières, amies de fortune, se sont rencontrées dans un hangar où elles ont attendu de longs mois avant de pouvoir effectuer la traversée, à la merci des violences sexuelles infligées par les matons et contraintes de travailler comme des esclaves pour payer leur passage.
Nourri de références aux textes religieux et au « Chœur des esclaves » du Nabucco de Verdi, Mur Méditerranée insiste sur les risques spécifiques qu’encourent les femmes migrantes, le premier étant de tomber enceinte pendant le voyage. Alliant la précision documentaire et le souffle romanesque, Louis-Philippe Dalembert alterne le récit de la traversée et des retours dans le passé de personnages pris dans la toile de la géopolitique, des conflits et des flux mondiaux. Chochana, Semhar (surnommée « La Teigne ») et Dima sont des femmes fortes, émancipées, qui ne sont pas parties seules mais avec un frère, des amis, une famille. Aucune de ces migrations n’est choisie, tant la pression climatique ou politique ont rendu leur vie insupportable. Malgré le travail des associations, les migrantes se heurteront à une Europe forteresse où prospèrent les militants identitaires. Certaines, à l’instar de Chochana, devront prouver qu’elles ne sont pas des réfugiées économiques. Car une fois atteint le « plancher des vaches », c’est une autre jungle, administrative, qui attend les personnages de Mur Méditerranée. Un très beau roman, puissamment politique.
Mur Méditerranée de Louis-Philippe Dalembert, Sabine Wespieser éditeur, 2019. 336 pages, 22 euros.
Article publié dans le numéro de janvier 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.