Entretien

« Mes racines identitaires et musicales sont en Guadeloupe »

Jacques Schwarz-Bart occupe une place singulière dans le monde du jazz. Guadeloupéen, fils de deux célèbres écrivains, diplômé de Sciences Po à Paris et du Berklee College of Music de Boston, il enseigne depuis 2016 à la prestigieuse école américaine et multiplie les albums aux influences afro-caribéennes, soul et funk, comme Soné Ka-La 2: Odyssey ou le récent The Harlem Suite. Le saxophoniste sera à l’honneur du gala de la Maison Française de New York University, à la Villa Albertine le 3 octobre prochain.
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© Marc Chesneau

France-Amérique : Avant d’entrer à Berklee, vous étiez assistant parlementaire au Sénat, à Paris. C’est un surprenant virage, non ?

Jacques Schwarz-Bart : J’ai été victime du syndrome du bon élève. Comme j’étais premier de ma classe en Guadeloupe, mes professeurs m’ont poussé à faire des études supérieures, à la faculté de droit Paris-Panthéon-Assas puis à Sciences Po. En vérité, ma seule passion était le jazz, que je pratiquais dès l’âge de 4 ans avec des instruments de fortune. J’étais surtout sensible au jazz gwoka, un style né en Guadeloupe, avec des percussions, sous l’influence des sonorités vaudoues venues d’Afrique via Haïti. Mais je n’avais pas encore conscience de cette longue histoire, je me contentais de jouer avec des copains.

Regrettez-vous l’accident de parcours que fut le passage par Sciences Po ?

Je garde un bon souvenir de mes études et j’y ai appris à comprendre le monde dans lequel nous vivons, à interpréter l’actualité et à m’exprimer de manière concise.

Vous commencez le saxophone tardivement et par hasard, à l’âge de 24 ans. Comment avez-vous découvert l’instrument ?

Après Sciences Po, je passais des vacances en Guadeloupe et je découvre un saxophone démonté chez une amie. Elle m’explique comment fonctionne l’instrument. Spontanément, je commence à jouer tous les airs de jazz pour saxophone que j’avais en tête et que j’écoutais depuis mon enfance. De retour à Paris, je passe mes nuits dans les clubs de jazz de Saint-Germain-des-Prés, où j’écoute et parfois j’improvise. Un soir, je suis repéré par un grand musicien, le tromboniste américain Phil Wilson, qui me persuade de rejoindre l’école de Berklee. J’y ai étudié, pendant quatre ans, toutes les formes de jazz et les musiques contemporaines. Maintenant, j’y enseigne !

© Hervé Pinel

Le jazz est un genre infiniment varié et vous ajoutez à cette diversité en introduisant dans vos compositions des rythmes africains…

Le jazz est créole depuis son origine, ouvert à toutes les cultures du monde. Il naît à La Nouvelle-Orléans à partir de rencontres entre esclaves africains, haïtiens et antillais. Il n’y a pas plus ouvert au monde que le jazz.

Etes-vous donc partisan de ce que le poète martiniquais Edouard Glissant appelait « la créolisation du monde », contre le mouvement actuel de retour à l’identité ?

Je suis évidemment du côté d’Edouard Glissant, comme tous les musiciens le sont. L’exaltation de l’identité d’origine, qu’elle soit culturelle, ethnique ou nationale, est un discours politique qui ne produit pas de musique. Mais je comprends ce repli identitaire chez tous ceux que perturbe le changement incessant du monde et des normes sociales.

Impossible de ne pas évoquer vos parents, André et Simone Schwarz-Bart, si renommés l’un et l’autre. Quelle fut leur influence sur vous ?

Ma mère Simone m’a initié dès l’enfance au blues, au gospel, aux musiques guadeloupéennes comme le gwoka et à toutes les formes de jazz. Avec mon père, ce fut plus complexe. L’immense succès de son roman Le dernier des Justes, prix Goncourt en 1959, a suscité une polémique qu’il tentait de fuir. A cette époque, on ne parlait pas de l’Holocauste : on faisait silence, les juifs intériorisaient leur tragédie et ne la partageaient pas. Son livre brise ce mur de silence. De plus, il incrimine l’Eglise comme cause première de l’antisémitisme depuis mille ans. Mon père ne s’est pas rendu plus populaire auprès des juifs, car les héros de son livre sont des Justes, qui incarnent la vérité et la morale, et non des combattants armés. Pour échapper à la polémique, mes parents se réfugient donc dans un village suisse, passent par Dakar, puis reviennent en Guadeloupe. Quand je suis devenu, à mon tour, un artiste reconnu, mes relations avec mon père se sont ouvertes et nous parlions d’art et d’éthique. Je lui dois ma rigueur artistique et morale.

Etes-vous juif ?

Il y a mille manières de répondre. Je me considère juif parce que j’ai l’esprit critique et que je pratique l’autocritique. Pour mémoire, la Torah invite les juifs à douter de tout, y compris de l’existence de Dieu.

Finalement, d’où êtes-vous, si cette question identitaire a du sens ?

J’ai vécu vingt ans à New York et je me sens new-yorkais. J’y ai aimé le cosmopolitisme, les confrontations, l’humour que je ne retrouve pas à Boston, où je vis maintenant. Mais au plus profond, je suis guadeloupéen. S’il faut m’assigner une racine, identitaire et musicale, elle est là.


The Harlem Suite de Jacques Schwarz-Bart, Ropeadope Records, 2023.


Entretien publié dans le numéro de juillet-août 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.