Cinéma

Martin Scorsese, dans le sillage de la Nouvelle Vague

Martin Scorsese est de retour au Festival de Cannes ! Quarante-sept ans après la Palme d’or de Taxi Driver, 37 ans après le prix du meilleur réalisateur pour After Hours, l’Américain présentera le 20 mai son dernier film : Killers of the Flower Moon, une sordide histoire de meurtres dans l’Oklahoma des années 1920, avec Leonardo DiCaprio et Robert De Niro. L’occasion de revenir sur les fructueuses relations qui unissent Scorsese, la France et son cinéma d’auteur.
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Martin Scorsese dans son bureau à New York, en 2016. © Kengo Matsumoto

Dans Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967), Jean-Luc Godard filme en gros plan une tasse et les mouvements circulaires du café que l’on vient de mélanger. Presque dix ans plus tard, dans Taxi Driver (1976), le personnage de Robert De Niro soigne ses maux de tête en prenant un cachet d’aspirine. La caméra de Scorsese se rapproche du verre d’eau, du médicament qui se dissout, les bulles comme autant de pensées intrusives dans la tête du chauffeur de taxi tourmenté. C’est l’un des nombreux clins d’œil au réalisateur phare de la Nouvelle Vague qui jalonnent la filmographie de Scorsese. Plus tard, dans Casino (1995), il reprendra à plusieurs reprises la musique du Mépris (1963).

L’histoire d’amour entre Scorsese et le cinéma français commence dans le New York des années 1960. Etudiant en cinéma à NYU, il assiste assidûment au New York Film Festival, qui vient d’être créé, et se passionne pour un mouvement de jeunes cinéastes-critiques qui fait parler de lui en France : la Nouvelle Vague. Il voit Muriel d’Alain Resnais en 1963, Bande à part et Une femme est une femme de Jean-Luc Godard en 1964. Puis, du même réalisateur, Alphaville et Le Petit Soldat en 1965, Masculin féminin et Pierrot le Fou en 1966. Au festival, Scorsese croise aussi Eric Rohmer, Agnès Varda et Claude Chabrol, des réalisateurs auxquels il pense fréquemment lorsqu’il met en scène ses courts et longs métrages.

A la Nouvelle Vague, Scorsese emprunte d’abord une série d’astuces et de techniques. En commençant par les « coupes sautées » de Godard, qui consistent à raccourcir le récit par une série de faux raccords, comme des bonds en avant dans une même scène. « Quand j’ai vu A bout de souffle, je me suis immédiatement senti en osmose avec la réalisation », écrivait Scorsese dans les Cahiers du cinéma – le magazine qui a donné naissance à la Nouvelle Vague – suite à la mort de Jean-Luc Godard en septembre dernier. « Ces jump cuts ont été de nombreuses fois citées et évoquées, mais les vivre en salle était une tout autre expérience. »

La technique, que l’on retrouve dans son court métrage What’s a Nice Girl like You Doing in a Place like This? (1963) et dans Who’s That Knocking at My Door (1967), son premier long métrage, offre un nouveau regard sur la narration. Elle donne aussi à voir les choix du réalisateur et du monteur. Une révolution dans le monde du cinéma, où émerge alors l’idée d’auteur et de subjectivité. « Pourquoi couper d’un plan à un autre ? Pourquoi ce cadre-ci plutôt que celui-là ? » Avec Godard, conclut Scorsese, « l’acte même de réaliser un film est devenu partie intégrante de l’expérience du spectateur ». Celui-ci devient actif: il contemple une œuvre en même temps qu’il en comprend les secrets de fabrication.

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Robert De Niro et Joe Pesci (en arrière-plan) sur le tournage de Raging Bull, en 1979.

Autres « tricks » que Scorsese a puisés dans le répertoire de la Nouvelle Vague : les arrêts sur images, dont il aime parsemer ses films aux moments clés du récit (on en compte au moins treize dans Raging Bull et autant dans Les Affranchis !), les changements de narrateurs et l’utilisation de la musique comme moyen de pénétrer la psyché des personnages. Sans oublier la voix off, comme celle de Jules et Jim (1962), qui deviendra sa marque sa fabrique. Dans le célèbre film de François Truffaut, les deux premières minutes se concentrent autour d’un récit rapidement narré par une voix extérieure. Une scène que Scorsese citera souvent comme inspiration du rythme qu’il souhaite insuffler à ses films.

La liberté d’un auteur

Au-delà de ces aspects techniques, qui permettent de rendre la narration dynamique et ludique, c’est l’attitude des réalisateurs de la Nouvelle Vague, leur état d’esprit, leur indépendance et leur impudence, qui fascine Scorsese. « Godard, comme Truffaut, est peut-être mort », écrit-il dans les Cahiers du cinéma. « Mais [son] travail est absolument et indiscutablement en vie. Que nous spectateurs soyons prêts ou non, c’est un travail qui nous rend libres. » Dans la Nouvelle Vague, apprécie-t-il, tout est possible. On peut se permettre toutes les audaces, on peut filmer dans la rue, sans maquillage et sans lumière, on peut citer toutes les œuvres d’art que l’on aime. Et surtout, on peut marquer de sa patte l’univers du film en y imposant une réalisation et un montage sans cesse visibles.

Le réalisateur n’a plus à se cacher derrière sa caméra. Avec cette idée, Scorsese reprend à son compte la notion d’auteur – une figure popularisée par la Nouvelle Vague mais née avec le cinéma lui-même. Il rendra d’ailleurs hommage dans Hugo Cabret (2011) au pionnier français Georges Méliès, réalisateur en 1902 du Voyage dans la lune, dans lequel Scorsese voit une manifestation embryonnaire de la figure de l’auteur, libre et inlassablement inventif. « En tant que cinéaste, j’ai le sentiment que l’on doit tout à Georges Méliès », explique-t-il dans le dossier du film. « Quand je revois ses premiers films, je suis ému, ils m’inspirent, non seulement parce que cent ans après leur création, ils font toujours naître ce frisson lié à l’innovation et à la découverte, mais aussi parce qu’ils font partie des premiers et des plus puissants témoignages de cette forme d’art que j’ai toujours tant aimée et à laquelle j’ai consacré la majeure partie de mon existence. »

Comme Méliès, Truffaut ou Godard, Scorsese se voit comme un auteur au sens où il crée une œuvre qui lui est propre et dans laquelle son style et son approche de la réalisation sont immédiatement reconnaissables. Une posture moins valorisée aux Etats-Unis, comme en témoigne la réception de Taxi Driver. Le film « a été nominé dans plusieurs catégories aux Oscars, mais ni moi-même ni [le scénariste] Paul Schrader n’étions en lice », se souvient le réalisateur dans un entretien à l’Associated Press. A Cannes, par contre, les revendications d’auteur de Scorsese font mouche, et c’est presque en enfant du pays qu’il remporte la Palme d’or en 1976. De retour sur la Croisette avec Killers of the Flower Moon, nul doute qu’il y sera accueilli comme une rockstar.


Article publié dans le numéro de mai 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.