Cinéma

Pour les réalisateurs américains, Godard n’est pas mort

Richard Brody est sans doute le plus fervent admirateur de Jean-Luc Godard aux Etats-Unis. Critique de cinéma francophile et contributeur au New Yorker, il a consacré à l’œuvre du réalisateur franco-suisse plusieurs articles et une biographie qui fait autorité : Jean-Luc Godard, tout est cinéma. Quatre mois après le décès du cinéaste, nous lui avons demandé de revenir sur les 70 ans de carrière de Godard, sur sa popularité persistante en Amérique et sur leur rencontre en Suisse.
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Jean-Luc Godard, 2001. © Christophe d’Yvoire/Sygma/Getty Images

France-Amérique : A la mort de Jean-Luc Godard en septembre 2022, vous avez dit de son œuvre qu’elle était « la plus fondamentale du cinéma moderne – passé, présent et même à venir ». Pourquoi selon vous Godard a-t-il une telle importance ?

Richard Brody : Dès ses débuts, Godard a repensé le cinéma – en remettant en question ses conventions, ses techniques, en innovant au niveau de l’image, de la bande-son, de la nature des performances, de la relation psychologique qui lie le spectateur au film –, tout en racontant des histoires instantanément dramatiques et en répondant aux exigences émotionnelles des films populaires. Plus encore, il n’a pas cherché à expérimenter par pur intérêt mais il a agi dans un sentiment d’urgence, animé d’un besoin de voir, de personnaliser l’objet même du cinéma. Il s’est identifié en toute conscience au cinéma. De cette identification entre son approche artistique et l’histoire en marche du cinéma est née sa propre mythologie, faisant de lui un personnage public qui incarnait en quelque sorte le cinéma tout en étant son martyr – ou « Jean-Luc Cinéma Godard », comme on le lit au générique de Bande à part. Aucun réalisateur n’a retravaillé à ce point le concept même de réalisation cinématographique, aussi souvent, de manières aussi diverses, pendant aussi longtemps et dans autant de dimensions – ni symbolisé l’art de façon aussi manifeste.

Comment avez-vous découvert le cinéma de Godard ?

En octobre 1975, lors de ma première année à l’université : un nouveau copain également cinéphile précoce – ce que je n’étais pas, puisque j’allais juste au cinéma les samedis soir, entre amis – m’a dit : « Ce soir, au ciné-club, ils passent un film qui te plairait, je pense. » C’était A bout de souffle. Je l’ai vu avec trois autres amis, qui ont assisté en direct à ma transformation moléculaire ! Et j’ai su immédiatement que le reste de ma vie aurait trait au cinéma. Ce film semblait mêler deux des arts qui me passionnaient le plus à l’époque, le jazz et la philosophie. C’était en plus comme si un artiste s’adressait à un spectateur, comme s’il s’adressait à moi personnellement et directement, comme dans un roman ou un essai.

Les écrits de Godard vous ont-ils aussi influencé ?

Peu après, je me promenais dans Manhattan et suis entré dans une librairie – le fabuleux Coliseum sur la 57e Rue, fermé depuis longtemps – à la recherche d’un livre sur Godard. J’y ai trouvé Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, en anglais, pensant que c’était exactement ce qu’il me fallait. Imaginez ma surprise en découvrant que ce n’était pas une autobiographie, mais avant tout de la critique cinématographique. Son ton, son style et ses idées, cette alliance de journalisme conversationnel, d’analyses théoriques pointues, d’avis enthousiastes et d’aversions passionnées m’ont tout de suite captivé. Il évoquait des films dont je n’avais jamais entendu parler, des réalisateurs dont les noms m’étaient inconnus et, surtout, une catégorie qui m’indifférait totalement, voire que je méprisais : les grands classiques ou, à mes yeux, les « vieux » films hollywoodiens. J’ai pris ce livre comme un guide, visionnant les œuvres abordées. Et les écrits de Godard m’ont ouvert la porte de ce que j’identifierai plus tard comme les prémisses de l’importance durable des Cahiers du Cinéma : l’idée que certains réalisateurs d’Hollywood étaient des artistes du même calibre que n’importe quels autres, n’importe où ailleurs.

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Jean-Luc Godard, Jean Seberg, Jean-Paul Belmondo et le directeur de la photographie Raoul Coutard sur le tournage d’A bout de souffle, en 1960. © Raymond Cauchetier
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Chantal Goya et le directeur de la photographie Willy Kurant sur le tournage de Masculin féminin, en 1965. © Philippe Le Tellier/Getty Images

Quel est celui de ses films que vous préférez ?

Autour de mes vingt ans, j’ai vu Masculin féminin 25 ou 30 fois. C’était la vision d’un jeune artiste politico-romantique de son temps, en décalage avec son temps. J’y ai vu une reconstruction, une nouvelle façon de faire des films au plan aussi bien personnel qu’imaginatif, suivant une technique qui semblait taillée pour une réflexion à la première personne, associée à une approche documentaire marquée par une ardeur observationnelle tendant à saisir visuellement le monde alentour, la vie de la ville. Mais si on parle de plaisir et de stupéfaction, du début à la fin, face à l’œuvre d’un artiste au sommet de sa puissance, de son imagination, de son introspection et de son audace, je dirais King Lear.

Comment expliquez-vous la popularité durable de la Nouvelle Vague aux Etats-Unis ?

Les raisons sont nombreuses et parfois contradictoires. Premièrement, la Nouvelle Vague est un cinéma personnel, constitué autour de l’idée que le cinéaste est un artiste ; elle met à l’honneur la création individuelle, posant ainsi un contrepoids face à une scène hollywoodienne centrée sur son industrie. Deuxièmement, c’est un cinéma de la jeunesse – il a été expressément conçu par un groupe de vingtenaires qu’Orson Welles avait inspirés à tourner leurs premiers films avant 25 ans et qui entendaient bien le faire en toute indépendance, s’affranchissant du long apprentissage professionnel exigé par l’industrie cinématographique française officielle, et suivant une approche personnelle pour refléter les préoccupations et les passions de la jeunesse. Troisièmement, parce qu’en découvrant la valeur artistique des réalisateurs hollywoodiens et l’évolution des genres hollywoodiens, les fondateurs de la Nouvelle Vague ont offert à des réalisateurs américains en herbe un modèle les incitant à certes intégrer l’industrie mais avec une touche foncièrement personnelle.

Vous avez récemment écrit que Godard était « l’étoile polaire du cinéma ». Comment a-t-il influé sur les jeunes réalisateurs américains ?

Pour l’essentiel, l’influence de Godard est devenue monnaie courante dans le cinéma moderne américain – rupture du tissu narratif (par le montage, des effets divers, ou encore en s’adressant directement au spectateur sans jamais en rompre l’engagement), greffe du documentaire dans la fiction, intertextualité (hommages, citations, références, allusions), conscience de soi dans l’histoire du cinéma – au point que très peu ont ressenti le besoin de l’imiter et c’est très bien ainsi, parce qu’il est inimitable. La liberté avec laquelle Godard a travaillé est à la fois une source d’inspiration et un défi en soi, dont peu se sont montrés à la hauteur dans la mesure où l’originalité ne saurait résulter ni d’une volonté ni d’une imitation – comme beaucoup de cinéastes, dépités, ont pu le constater. Plus que tout, son mode de pensée demeure en ce sens qu’il provoque les réalisateurs, les exhortant à suivre leurs propres idées et non les siennes.

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Jean-Luc Godard et Anna Karina, sa future femme, sur le tournage d’Une femme est une femme, en 1960. © Raymond Cauchetier
Jean-Paul Belmondo et Anna Karina dans Pierrot le Fou, en 1965.

Que savez-vous des séjours de Godard aux Etats-Unis ?

Il s’est souvent rendu aux Etats-Unis dans les années 1960 pour accompagner la sortie de ses films, pour nouer des contacts avec des producteurs, pour présenter ses films au New York Film Festival et même pour tourner – mais sans achever le projet. A la fin des années 1970, il a passé beaucoup de temps en Californie pour travailler avec Francis Ford Coppola sur The Story, un film qui ne s’est finalement pas fait. En 1992, je l’ai vu à une projection au MoMA dans le cadre d’une rétrospective, où il est intervenu et a répondu à des questions. Puis il a disparu de la circulation, et quand en 2000 je suis allé l’interviewer chez lui, à Rolle, mon entourage s’en est étonné : les gens pensaient que Godard était mort ! Cela étant, son séjour le plus intéressant reste celui qui n’a pas eu lieu, en 2011 : en août 2010, l’Académie avait annoncé vouloir lui remettre un Oscar d’honneur pour l’ensemble de sa carrière. Elle venait toutefois de modifier sa politique et cette remise de prix devait avoir lieu non pas dans le cadre de la cérémonie des Oscars mais en marge, lors de la soirée des Governors Awards, à laquelle Godard n’a bien sûr pas assisté. Si cette récompense lui avait été remise durant la grande cérémonie, lui permettant de s’adresser aux sommités d’Hollywood en personne lors d’une retransmission télévisée mondiale comme tous les autres lauréats, je parie que rien ni personne n’aurait pu l’en dissuader.

Comment définiriez-vous la relation de Godard avec l’Amérique ?

C’était la relation d’un résident d’un pays occupé face à l’occupant. Je pense que sa bienveillance, voire son admiration, envers les Etats-Unis – grâce aux réalisateurs hollywoodiens dont il aimait les films – a évolué à cause de la guerre du Vietnam, qu’il voyait comme un affront. Son attitude envers Hollywood aussi a changé : il portait un regard différent sur les films qui sortaient – les méthodes et les styles développés à Hollywood ne lui semblaient plus ni d’actualité ni porteurs, alors même que Hollywood dominait le cinéma mondial plus encore que dans sa jeunesse.

Vous avez mentionné être allé chez Godard, en Suisse. Que gardez-vous en mémoire de cette rencontre ?

Je me souviens surtout de sa générosité et de son humour. Après un entretien formel de trois heures, Godard m’a montré quelques vidéos qu’il n’avait encore jamais montrées au public – notamment The Old Place, une commande du MoMA. Nous étions en train d’en parler dans son studio quand il m’a invité à dîner, suggérant un restaurant où il avait ses habitudes, celui rattaché à l’hôtel où j’étais descendu. Pendant le repas, il était gai et drôle, dissertant sérieusement sur la raison pour laquelle certains réalisateurs hollywoodiens classiques étaient parvenus à faire des films sur le tard, et d’autres non (ceux qui y étaient parvenus produisaient eux-mêmes leurs films), énumérant les qualités d’Hitchcock (qui aurait su y faire pour que les spectateurs se souviennent de la chemise d’un de nos voisins de table), faisant la critique de La Liste de Schindler

Pour conclure, y a-t-il des films français que vous avez vus récemment et que vous recommanderiez à nos lecteurs ?

Oh, oui, je commencerais par Avec amour et acharnement de Claire Denis, Petite Maman de Céline Sciamma et aussi trois films splendides qui ne sont pas encore sortis aux Etats-Unis : Saint Omer d’Alice Diop [le film a depuis été annoncé en salles américaines pour le 13 janvier 2023], Petite Solange d’Axelle Ropert et Tout simplement noir de Jean-Pascal Zadi et John Wax. Si jamais il y a des distributeurs dans la salle !


Jean-Luc Godard, tout est cinéma
de Richard Brody, traduit de l’anglais par Jean-Charles Provost, Presses de la Cité, 2011.


Entretien publié dans le numéro de décembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.