Les grandes histoires commencent parfois par un malentendu. A la fin du XIX^e siècle, un fils de vigneron français en route vers la Californie est contraint de débarquer à Valparaiso, au Chili. A l’agent de l’immigration qui lui demande son identité, il répond « Lons-le-Saunier », le nom de sa ville natale du Jura, s’inventant malgré lui un nouveau patronyme. Des années plus tard, Lazare Lonsonier, son fils, barbotte dans un bain parfumé aux écorces de citron quand il apprend dans le journal que l’Allemagne a déclaré la guerre à la France. Ni une ni deux, le jeune homme qui n’a jamais foulé la terre de ses ancêtres décide d’aller combattre dans les tranchées. Il rentrera avec un morceau de poumon en moins, hanté par le fantôme d’Helmut, un soldat allemand brièvement rencontré au front.

Ainsi débute Heritage, une saga virevoltante qui suit, sur quatre générations, une famille d’origine française aux prises avec deux guerres mondiales en Europe puis le coup d’Etat du 11 septembre 1973 et le début de la dictature militaire d’Augusto Pinochet au Chili. Conteur à l’imagination foisonnante, Miguel Bonnefoy jette ses personnages dans le tourbillon de l’histoire, puisant à la source de mythes et de croyances qui évoquent le réalisme magique sud-américain.

On peut lire Héritage en se laissant aller au pur plaisir du récit, en appréciant la narration parfaitement bouclée, la vivacité du style et les personnages fantasques aux destins tragiques ou fabuleux. A l’instar de Margot, la fille de Lazare, aventurière passionnée d’aviation volant sur les traces des pionnières françaises Maryse Bastié et Adrienne Bolland. Ou d’Ilario Da, son fils, révolutionnaire embastillé pour s’être opposé à la dictature militaire. Comme dans Sucre noir, qui dénonçait en sous-texte les dégâts de l’exploitation du pétrole au Venezuela, Miguel Bonnefoy avance masqué, utilisant la fable et le roman d’aventures pour mettre au jour les violences, la torture et la résistance à l’oppression, le courage des femmes empêchées par l’histoire. Héroïnes, combattantes de l’ombre ou mères éplorées, ce sont elles qui détiennent la clef de cette épopée échevelée et mélancolique.